La vie privée, une affaire de pouvoir et de liberté : Neuf experts internationaux font la liste des grands enjeux pour la vie privée

Article publié dans Le Devoir, le 23 septembre 1997. Ce texte est une synthèse d’une étude plus détaillée publiée en anglais ici sur le web et que l’on peut aussi consulter dans ce carnet

Ce soit s’ouvre, à Montréal, la Conférence Vie privée sans frontières. Avant qu’ils ne prennent l’avion pour s’y rendre, Le Devoir a contacté neuf des plus éminents experts de la vie privée, provenant de huit pays, pour leur demander de dresser la liste des plus grands enjeux de ce domaine. Voici leurs réponses.

La protection de la vie privée semble, pour beaucoup de gens, une préoccupation désuète. La vie privée, est-ce que ça existe encore ? Eh bien oui. Et heureusement. Car protéger la vie privée n’a rien à voir avec le culte du secret. C’est avant tout une façon de limier le pouvoir laissé entre les mains des gouvernements et des grandes entreprises sur les simples citoyens. Une manière, aussi, de préserver la liberté, celle de penser, de s’exprimer et de faire ses propres expériences à l’abri des regards inquisiteurs.

Il faut tirer cette conclusion à la lumière d’une consultation que j’ai faite auprès de neuf des plus éminents experts de la vie privée à travers le monde.

Plusieurs des experts interrogés ont identifié des pratiques, permises grâce à l’innovation technologique, qui, certes, menacent la vie privée, mais qui surtout, par ricochet, réduisent la liberté des citoyens ou accroissent le pouvoir des bureaucraties et des grandes entreprises. Pêle-mêle, voici une courte liste des tendances récentes qui soulèvent leurs préoccupations :

  • La prolifération de la vidéosurveillance des espaces publics ;
  • Le recours à des procédés biométriques d’identification (comme la numérisation des empreintes digitales ou la lecture de la rétine de l’œil) ;
  • L’usage potentiel des informations génétiques provenant d’analyses de l’ADN ;
  • La faiblesse des moyens d’empêcher la collecte de renseignements personnels à l’insu des personnes concernées sur Internet ;
  • Le transfert de données personnelles d’un pays à l’autre ;
  • La création de banques de données centralisées sur les populations, reliées à l’émission de cartes d’identité nationales.

Vidéosurveillance et conformisme

L’usage de plus en plus répandu de la vidéosurveillance des espaces publics est perçû par le président de Privacy International, Simon Davies, aussi bien que par le professeur de l’Université de Columbia, Alan F. Westin, comme l’un des principaux enjeux à débattre. Originellement conçues pour éviter les vols, ces techniques servent aujourd’hui, selon Davies, aussi bien à combattre des soi-disant comportements asociaux, dont l’itinérance et le barbouillage de graffiti, et à surveiller les manifestations politiques.

Pour l’Australien Roger Clarke, le pire, c’est que les gens s’habituent à la présence des caméras et qu’ils intègrent sans s’en rendre compte dans leur comportement la présomption qu’ils sont surveillés, ce qui a selon lui, un effet inhibiteur et homogénéisant néfaste pour une société qui a besoin de créativité, de diversité et de liberté.

Davies, qui est devenu un militant de la vie privée après avoir combattu le projet du gouvernement australien d’émettre une carte d’identité obligatoire, il y a près de dix ans, estime que l’une des tendances les plus liberticides à l’heure actuelle est celle qui consiste, pour les organisations publiques comme privées, à rechercher « l’identité parfaite » d’Un individu.

Méfiance des uns envers tous les autres

Comme le souligne l’Allemand Herbert Burkert, plus personne aujourd’hui n’ose faire confiance en la bonne foi des autres. Au contraire, nous avons tendance à ridiculiser une personne qui a cru son interlocuteur sans vérifier ses dires par un autre moyen. « Nous sommes en train de perdre l’habileté à se faire mutuellement confiance, dit Burkert. Nous ne sommes plus disposés à prendre le moindre risque, ajoute-t-il, et pour nous en prémunir, nous voulons, littéralement, voir au-travers de la personne avec qui nous transigeons. »

C’est ce qui amène la création, dans le réseau bancaire, dans les assurances, les gouvernements et les clubs vidéo, entre autres, de systèmes d’information, souvent reliés entre eux et s’abreuvant aux fichiers policiers, destinés à retracer une personne au cas où celle-ci nous aurait menti.

Cette recherche de l’identité parfaite atteint des proportions incroyables. C’est ainsi que, depuis quelque temps, arrivent sur le marché des moyens d’identification qui recourent à des procédés biométriques. On ne se fie plus à une personne pour dire qui elle est ; désormais, on lui demandera son empreinte digitale ou l’empreinte numérisée de la rétine de son œil. Cette information sera consignée sur un registre.

Biométrie

Peut-être y a-t-il des avantages à ce genre de technique, se demande l’Américain Alan Westin. Simon Davies n’y voit rien qui vaille, entre autre par ce que, si cette méthode se répand, plus personne ne voudra utiliser d’autres moyens d’identifier les gens. Selon Davies, le recours à un identifiant biométrique unique facilitera la mise en commun des diverses banques de données qui existent. Or, dit-il, l’un des meilleurs moyens de protéger la vie privée est de préserver l’étanchéité des systèmes.

Pourquoi faut-il s’opposer à l’existence de larges banques de données centralisées ou reliées entre elles ? Cecila Jimenez, une militante des droits de la personne aux Philippines, soutient que c’est parce que l’accès à ces banques de données par les bureaucraties et les grandes entreprises renforce le pouvoir d’une élite sur le reste de la société. Car l’information, c’est le pouvoir. La situation est pire, reconnaît Jimenez, dans les pays où les violations des droits humains sont le lot quotidien, où les élections sont truquées, où les citoyens sont constamment intimidés par le pouvoir. Mais, prévient-elle, ne nous croyons pas à l’abri dans nos sociétés démocratiques où la police dispose de pouvoirs de surveillance plus étendus qu’on ne le soupçonne parfois.

Faible résistance du public aux intrusions

La plupart de nos experts sont d’ailleurs fortement préoccupés par le fait que la résistance du public manque de vigueur. Si, dans les années soixante et soixante-dix, la crainte du Big Brother a provoqué un sursaut d’indignation et l’adoption de lois pour protéger les renseignements personnels, aujourd’hui, l’indifférence a pris le pas sur la révolte.

Les plus jeunes sont plus vulnérables, estime le professeur français André Vitalis. Ce qui est de mauvais augure pour l’avenir. « Si dès l’enfance on est habitué à être désigné par un numéro unique, on voit mal comment, à l’âge adulte, on trouverait problématique cette façon de désigner les êtres humains », dit-il.

« La plus grande menace contre la vie privée sera, selon Herbert Burkert[1], est un ensemble de raisons que nous estimons valables pour ne pas, personnellement, s’en soucier ». Quelles sont ces présumées « raisons valables » ? Il y en a quatre, « malheureusement trop humaines et donc extrêmement puissantes », selon Burkert :

  • La nonchalance : « pourquoi me donner la peine de sortir mon passeport alors que je peux simplement poser ma main sur un lecteur biométrique qui captera la forme de ma main ou mes empreintes digitales pour m’identifier ? »
  • La peur et la demande de sécurité : « nous devons garder un œil sur ces personnes différentes de nous et ainsi enclins à faire du mal ; puisque c’est dans leurs gènes, allons voir prélevons des échantillons d’ADN pour nous en assurer… »
  • La cupidité : « je veux obtenir cet échantillon gratuit ou ce rabais, ce billet de concert ou une chance de gagner cette foiture, alors je vais remplir ce questionnaire et fournir les renseignements personnels qui me sont demandés… »
  • L’avarice : « je travaille fort pour gagner ma vie alors pourquoi verserais-je de l’argent aux gouvernements pour financer des systèmes d’assistance sociale à d’autres personnes ; celles-ci devraient au minimum avoir l’obligation de faire constamment la preuve qu’ils ne sont pas des fraudeurs… ».

S’il est si difficile de mobiliser le public, se demande le Québécois Pierrôt Péladeau, n’est-ce pas entre autres parce qu’il n’existe plus, aujourd’hui, de définition universellement reconnue de ce qu’est le droit à la vie privée ? Des anarchistes pour qui la vie privée est un droit sacré, jusqu’aux technocrates pour qui la chasse aux fraudeurs de l’aide sociale importe avantage, chacun a son idée là-dessus.

Combinaison de lois et d’autorégulation

Quoi faire alors pour contrer les intrusions abusives dans la vie privée ? Par une combinaison de lois, de codes de conduite, de technologies comme la cryptographie et les cartes à puce, pense le directeur de Electronic Privacy Information Centre, Marc Rotenberg. Ou alors par la démocratisation des processus de décision qui mènent à la création des banques de données et des systèmes de communication et de surveillance mis en place, suggère Pierrôt Péladeau. Il faut, dit-il, obliger les administrations à faire au préalable une évaluation publique des impacts de ces systèmes, comme on le fait en environnement.

La défense de la vie privée, prévient toutefois M. Rotenberg, impose de choisir son camp. Il faut selon lui chasser de nos esprits le mythe selon lequel la protection de la vie privée doit être mise dans la balance avec d’autres intérêts, notamment économiques. Sans quoi, dit-il, la technologie l’emportera sur nos lois, sur nos droits et sur nos modes de vie.

[1] Ce passage citant Herbert Burkert n’était pas originellement inclus dans cet article mais il est tiré de la version longue publiée en anglais sur le web le même jour.