La mondialisation renvoie les nations à elles-mêmes

Ce texte combine des éléments de trois conférences prononcées entre 2004 et 2013 [1]

La mondialisation correspond, quand on y pense, à une vieille utopie toujours actuelle, celle du village global de Marshall McLuhan. Celle de la Paix universelle d’Emmanuel Kant. En ce sens, elle peut être un projet mobilisateur. Qui ouvre des horizons. L’écrivain italien Alessandro Baricco a judicieusement comparé la mondialisation avec la Conquête de l’Ouest américain, à la différence qu’aujourd’hui, Internet a remplacé le chemin de fer et la diligence.

En effet, la mondialisation contient, comme la Conquête de l’Ouest, la promesse d’un élargissement des possibilités pour chacun d’entre nous sur le plan individuel, de l’ouverture d’un vaste territoire à occuper et à conquérir mais aussi à découvrir. Elle contient aussi la promesse d’un monde où circulent librement les idées et les cultures mais aussi les inventions.

Un monde où l’on partage les connaissances pour le bien de tous. Un monde dans lequel il serait possible de dépasser les nationalismes ethniques ou religieux et ainsi de libérer les individus de la tyrannie des traditions et des coutumes héritées des communautés fermées sur elles-mêmes, lorsque bien sûr telle est leur volonté. C’est aussi la promesse d’un monde où règne la paix.

Beau programme auquel, spontanément, la plupart des gens adhèrent. Et c’est pour cela que la mondialisation, jusqu’à un certain point, nous fascine tous. A cause des possibilités qu’elle contient.

Des promesses non tenues

Le malheur, c’est qu’on sait maintenant, et on le sait paradoxalement grâce à la mondialisation des moyens de communication, que la mondialisation ne tient pas toutes ses promesses. On a vu l’exploitation d’enfants et de paysans dans des plantations ou des usines des pays en développement appartenant à des multinationales, le trafic de jeunes filles destinées aux trottoirs et aux bordels occidentaux, les dépotoirs à ciel ouvert, le pillage par des entreprises du Nord des richesses naturelles appartenant aux pays du Sud. Sans parler de la disparition de langues et de cultures. Des multiples guerres qui se poursuivent dans autant de points chauds.

On voit aussi se durcir les dogmes religieux dans certaines zones du monde. On constate que, grâce au libre-échange, des entreprises étrangères peuvent recourir aux tribunaux pour empêcher l’adoption d’une norme environnementale ou destinée à protéger la santé publique si cela nuit à leurs intérêts commerciaux. La mondialisation, depuis qu’on en parle sous ce nom, contient son lot de désillusions.

« La Grande désillusion », c’est d’ailleurs le titre d’un livre écrit par un homme qui y a cru, prix Nobel d’économie, ancien conseiller du président américain Bill Clinton, qui a démissionné de son poste d’économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale en novembre 1999, M. Joseph Stiglitz : « Aujourd’hui, écrit-il, la mondialisation, ça ne marche pas. Ça ne marche pas pour les pauvres du monde. Ça ne marche pas pour l’environnement. Ça ne marche pas pour la stabilité de l’économie mondiale ». Stiglitz a repris la parole, en quittant la Banque mondiale, non pas pour devenir antimondialiste.

Abandonner la mondialisation « n’est ni possible, ni souhaitable », dit-il pourtant. Car elle a « apporté aussi d’immenses bienfaits. C’est sur elle que l’Asie orientale a fondé son succès. C’est elle qui a permis de grands progrès en matière de santé et qui crée une société civile mondiale dynamique luttant pour plus de démocratie et de justice sociale. Le problème n’est pas la mondialisation mais la manière dont elle est gérée. »

Le problème, selon lui, c’est que les institutions mondiales qui ont été créées, l’ont trop souvent été en fonction des intérêts des pays les plus avancés et, surtout, en fonction d’intérêts privés en leur sein, et non en fonction des intérêts du monde en développement.

Le Québec a les deux pieds dedans[2]

Le Québec a les deux pieds dans la mondialisation. Surtout depuis la conclusion, en 1988, de l’Accord de libre-échange avec les États-Unis. Ce géant économique, politique et militaire est depuis longtemps un voisin familier dont on connaît par cœur les qualités et les défauts. Nos équipes de sport professionnel évoluent dans les mêmes ligues. Nous écoutons sa musique. Nous sommes adeptes de son cinéma. Nous y allons en vacances où souvent, une vieille tante, un cousin ou un ami s’y est installé pour étudier ou occuper un emploi. Parfois, nous traversons la frontière dans les deux sens le même jour pour faire des emplettes. Nos deux économies sont depuis longtemps fortement intégrées. Nos relations sont tissées serrées, à travers notamment plus de 400 accords de coopération économique, universitaire, culturelle et environnementale liant gouvernements, municipalités et institutions de toutes natures. Le Québec exporte dix fois plus dans le seul état de New York qu’en France.

Mais nous avons vécu une accélération de cette intégration économique par la conclusion de cet Accord de libre-échange puis, en 1992, de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) incluant le Mexique. Cet accord est entré en vigueur en 1994. Le Québec avait appuyé avec enthousiasme la conclusion de ces ententes. L’économie québécoise en a d’ailleurs bien profité. Pendant la décennie qui a suivi (entre 1989 et 1997), les exportations du Québec vers le voisin du sud ont explosé (+ 150 %). La balance commerciale était positive. Des emplois furent créés. La part des exportations dans le PIB est passée de 25 % en 1985 à 45 % en 2000. Cette situation a créé un effet de dépendance : environ 85 % des exportations canadiennes prennent le chemin des États-Unis.

Le contexte est important

Le contexte économique et les volontés politiques incarnées par des hommes et des femmes, autant que l’Histoire des relations entre les pays signataires, les rapports de force qui existent entre eux, sont des facteurs clés qui influencent autant la nature que la capacité même de conclure de tels accords.

Nous sommes en 1984. L’on trouve à Ottawa, la capitale canadienne, un nouveau premier ministre progressiste-conservateur, Brian Mulroney, ancien dirigeant d’une multinationale du fer. Il propose à l’époque une nouvelle politique économique et une nouvelle politique étrangère toutes deux axées sur la réduction de la taille de l’État, le recours au marché pour créer de l’emploi et l’élimination des obstacles aux entreprises privées. À la même époque, le républicain Ronald Reagan est le locataire de la Maison Blanche. Mulroney et Reagan, tous deux d’ascendance irlandaise, s’entendent bien.

Dans la politique étrangère canadienne, la priorité est donnée alors au commerce. Dans ce cadre, le Canada poursuit l’objectif d’assurer un accès élargi, sécuritaire et préférentiel au marché américain au moment où le gouvernement Reagan fait l’objet de pressions protectionnistes dans certains domaines clés dont le bois d’œuvre et l’agriculture.

Au Québec, le premier ministre libéral de l’époque, Robert Bourassa, est admiratif du processus de construction européenne, et il croit aux vertus économiques de l’ouverture des frontières. Le chef de l’opposition officielle, l’indépendantiste Jacques Parizeau, invoquera des motifs stratégiques liés au projet de faire du Québec un pays indépendant, pour appuyer ces négociations. À ses yeux, en accélérant le commerce dans l’axe nord-sud, le libre-échange avec les États-Unis contribuera à réduire l’importance du commerce entre le Québec et les autres provinces canadiennes, réduisant ainsi la dépendance du Québec à l’égard de l’économie canadienne, un argument souvent invoqué par les adversaires du projet d’indépendance.

Les indépendantistes sont également convaincus d’autre chose : une petite nation, si petite soit-elle, peut tirer son épingle du jeu dans la mondialisation si elle est bien intégrée dans un grand marché. Ce sera le cas du Québec dans le marché nord-américain.

Cette combinaison de volontés politiques exprimées à un moment historique particulier par des leaders forts et déterminés, même si elles le sont pour des motifs différents, favorisera donc l’adhésion du Québec à ces accords et leur concrétisation. Le premier ministre du Canada pourra en effet s’appuyer sur le Québec et sur le vote des députés québécois au Parlement pour mener à bien son projet, qui était par ailleurs contesté dans d’autres provinces, en particulier par l’Ontario, province voisine du Québec mais qui compte pour 40 % du PIB canadien et le tiers de sa population.

La raison du plus fort…

Il faut deux partenaires pour danser le tango. Il en faut deux pour signer un accord de libre-échange. Les Américains n’ont pas signé l’ALE puis l’ALENA pour faire une faveur aux Canadiens et aux Québécois. Ronald Reagan poursuivait de son côté quatre objectifs en signant ces accords : faire pression sur les négociations commerciales multilatérales qui étaient bloquées ; forcer l’ouverture, malgré ce blocage, d’autres partenaires commerciaux, dont le Japon, en créant un précédent en Amérique du Nord ; faire reconnaître dans des textes officiels les droits des investisseurs privés et des entreprises[3] ; étendre l’application des règles commerciales à de nouveaux secteurs comme l’agriculture et la propriété intellectuelle.

Pour les États-Unis, la signature de l’ALENA a été, surtout, un moyen pour établir légalement un nouveau cadre normatif qui allait désormais guider les négociations commerciales partout dans le monde. L’ALENA permet entre autre de faciliter le travail des entreprises multinationales intégrées en réseau. Ces entreprises ont des filiales dans divers pays, là où les conditions sont les plus favorables, et échangent entre elles des biens et des services dans le but de réduire leurs coûts de production et d’augmenter leurs marges bénéficiaires. Au Canada, le commerce intra-firmes représente plus des deux-tiers des exportations vers les États-Unis.

Cette situation n’est pas sans causer des inconvénients. Les firmes américaines ont accru leur contrôle sur les entreprises et sur l’économie canadiennes. En soi, qui se plaindrait de l’accroissement de l’investissement étranger dans son propre pays ? Mais que se passe-t-il quand les firmes américaines cessent de s’intéresser à vous, pour s’intéresser davantage à la Chine par exemple ? Vous sortez perdant de la situation. Les emplois sont délocalisés. Et la capacité de l’empêcher est nulle. Depuis 2000, on compte, en 2013, quelque 140 000 emplois de moins dans les firmes américaines situées au Canada. Sur la même période, le nombre d’emplois dans des filiales américaines établies en Chine a augmenté de 300 000, c’est 2,6 fois plus qu’au début du siècle.

Le basculement de l’an 2000

L’an 2000 est une année charnière. C’est au tournant du siècle et du millénaire que tout a basculé. Certes, on ne peut ignorer l’effet de la Chine. Celle-ci est devenue sur cette période le 2e partenaire commercial des trois pays de l’ALENA. Les importations chinoises représentaient 11 % du PIB canadien et 20 % du PIB américain en 2011, contre seulement 2 % au Canada et 6 % aux Etats-Unis 25 ans plus tôt.

Mais il y a plus que la Chine. Le début du millénaire voit échouer les négociations commerciales multilatérales sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce. Au sommet de Seattle, en 1999, la société civile s’exprime violemment contre l’ouverture des marchés. Les pays en développement s’opposent aussi aux propositions déposées sur la table de négociations. Dans la foulée, les négociations continentales en vue de créer une Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) échouent à leur tour.

Le Québec sera le théâtre de l’un des épisodes de cette descente aux enfers. En 2001, la ville de Québec est l’hôte du Sommet des Amériques qui devait sceller un accord sur la poursuite des négociations. Québec fut, comme Seattle, le lieu de fortes mobilisations citoyennes contre la ZLEA. Mais à l’abri du Centre des congrès, des leaders d’Amérique latine bloquent l’accord qui, à leurs yeux, ne serviraient pas les intérêts de leurs peuples respectifs.

La même année, le 11 septembre, les attentats terroristes contre le World Trade Center et le Pentagone secouent l’Amérique. Le sanctuaire américain est violé par les terroristes islamiques. George W. Bush transforme le territoire des États-Unis en forteresse. Une obsession sécuritaire amène le gouvernement à adopter des mesures qui contribuent à resserrer le contrôle des frontières. Une mentalité d’assiégés s’empare des États-Unis.

Cette volonté protectionniste se traduit également en termes économiques. Les Américains réalisent tout à coup qu’ils sont devenus les premiers créanciers de la Chine. Ils voient les emplois américains s’envoler en Asie. Ils manifestent, par le biais des lobbies industriels, leur volonté de protéger leurs emplois et leurs profits. « Buy American ! », hurlent les publicités. Donald Trump n’a rien inventé. Sauve qui peut !

La crise financière et économique de 2007 et 2008 accentue encore davantage ce sentiment d’insécurité. Les Américains, que l’on voyait il y a 20 ans à peine comme des clients potentiels pour l’énergie hydroélectrique renouvelable et propre que nous produisons grâce à la puissance de nos rivières situées dans le nord de notre territoire, ont changé leur fusil d’épaule. Avec le développement du gaz et du pétrole de schiste, les Américains seront autosuffisants en matière énergétique dans moins de 20 ans. En outre, la dévaluation du dollar américain (presque à parité à la fin de 2013 avec le dollar canadien) a rendu également moins attrayants pour nos voisins les produits canadiens. La balance commerciale du Québec est devenue largement déficitaire. En 2011, les exportations ne représentaient plus que 34 % du PIB, en baisse de onze points depuis le début du siècle.

Le Québec et le Canada cherchent des alternatives

Le Québec, tout comme le Canada tout entier, est désormais placé devant une situation nouvelle. Certes, l’ALENA est toujours en vigueur même si le nouveau président américain a provoqué sa renégociation. Mais les conditions objectives des marchés mondiaux et le contexte global des négociations commerciales ont totalement changé. La priorité au marché américain demeure mais elle doit désormais être nuancée. Le Québec et le Canada cherchent des voies alternatives pour réduire leur déficit commercial. Les pouvoirs publics prennent conscience de l’importance de hausser la productivité des entreprises tout en découvrant de nouveaux marchés d’exportation.

Trois scénarios, autrefois prisés par le Canada et appuyés par le Québec, sont en baisse[4] : 1) l’exclusivité américaine ; 2) le panaméricanisme ; 3) le multilatéralisme global. Trois options sont en hausse : 1) les accords bilatéraux avec divers pays outre les États-Unis et le Mexique (50 de tels accords sont en négociation) ; 2) l’option transatlantique qui repose sur la négociation avec l’Europe de l’Accord économique et commercial général – AÉCG) qui a fait l’objet fin 2013 d’un accord de principe entre l’Union européenne et le Canada pour entrer en vigueur en 2017 ; 3) l’option transpacifique, à travers la négociation d’un accord entre les Etats-Unis et les puissances commerciales du Pacifique, dont le Canada semble avoir réussi à être reconnu comme une partie prenante[5].

La mondialisation renvoie les nations à elles-mêmes

Il ne suffit pas de signer des accords de libre-échange pour tirer son épingle du jeu dans la jungle mondialisée. La mondialisation renvoie les nations à elles-mêmes et à leurs responsabilités de diversifier leurs économies, de favoriser la scolarisation de la population afin notamment de former une main-d’œuvre qualifiée mais aussi des citoyens avertis, de soutenir la création d’entreprises dynamiques, inventives, innovatrices, d’investir dans la recherche/développement, dans la formation continue, la recherche scientifique et l’innovation. Une économie saine requiert une démocratie saine, la lutte contre la corruption et l’évasion fiscale, un système judiciaire crédible et la constitution d’une classe moyenne qui travaille et consomme.

L’expérience nord-américaine invite à la fois à miser sur l’ouverture des frontières pour élargir son marché et attirer des investissements étrangers. Elle invite aussi à prendre les précautions qui s’imposent avant de se rendre vulnérable devant des partenaires plus puissants que soi sur le plan économique. L’économie mondiale évolue rapidement. Un pays doit préserver ses marges de manœuvre afin d’être en mesure de réagir à un contexte changeant. Jamais le libre-échange ne remplace le renforcement des facteurs de production de son économie. Le libre-échange est un moyen à utiliser à bon escient.

* * *

Le monde est trop vaste pour un homme seul. Pour y faire face, celui-ci a besoin de son pays pour lui donner les moyens de profiter de l’ouverture des frontières. Mais c’est d’abord parce que les pays sont les seuls à offrir aux citoyens un cadre démocratique pour faire triompher leurs valeurs. Les organisations internationales fonctionnent sur le principe multilatéral, c’est-à-dire que ce sont les représentants des pays membres qui décident. Les dirigeants qui nous représentent dans ces forums y défendent des principes et des valeurs. Pour que les principes qui nous tiennent à coeur triomphent à l’échelle du monde, ils doivent d’abord triompher chez nous à travers les institutions démocratiques.

On utilise la mondialisation souvent comme prétexte pour faire triompher une seule vision de la vie en société. Stiglitz l’a constaté de l’intérieur à la Banque mondiale. Souvent l’idéologie remplace la science économique pour guider les décisions. Une pensée unique s’est développée. Depuis quelques années, au Québec, c’est cette même pensée libérale qui domine le débat public et les politiques publiques : baisses d’impôt, initiative individuelle, lois antisyndicales, affaiblissement des réseaux communautaires et de développement régional et local.

La majorité des Québécois approuve le libre-échange

Le Québec a multiplié les efforts au cours des dernières années pour tirer profit et même provoquer l’ouverture des frontières. Il s’est plié aux règles de l’OMC. Le Québec a été la province la plus militante en faveur de la conclusion d’accords nord-américains. En 1988, lorsque Brian Mulroney négociait avec les États-Unis, la moitié des Québécois étaient favorables à la conclusion d’un accord et 35 % s’y opposaient.

À la fin des années 1990, la mondialisation a été très durement contestée. Pourtant, selon des sondages menés en 2001 et 2002, après les manifestations de Seattle et Québec, les Québécois continuent d’appuyer globalement les processus de mondialisation et de libre-échange dans des proportions variant de 60 à 76 %, toujours légèrement plus fortement que dans le reste du Canada[6].

Ces mêmes sondages font ressortir cependant de vives inquiétudes concernant les acquis sociaux (95%), la diversité culturelle (91%) et la protection des compétences constitutionnelles du Québec (85%). Dans un article publié dans L’Annuaire du Québec 2004, le professeur Jules Duchastel conclut que « les Québécois sont globalement en faveur des accords de libre-échange et sont ouverts aux processus liés à la mondialisation. Cette opinion semble se renforcer avec le temps et surtout avec la connaissance croissante des problèmes soulevés par ces processus. Cependant, dans la mesure où on lui permet de s’exprimer, l’opinion publique semble grandement critique des conséquences indésirables qui peuvent en découler, telles les menaces pour les emplois et les entreprises, les profits exorbitants des multinationales, l’accroissement des inégalités, etc. »[7].

Le Québec, laboratoire de l’altermondialisation

Les Québécois se révèlent comme altermondialistes. Et le Québec pourrait être vu comme un laboratoire de l’altermondialisation.

L’un des fondateurs du Forum social mondial, le brésilien Francisco Whitaker Ferreira, que l’on appelle Chico, a déjà répondu à cette question[8] : À quoi ressemblerait concrètement ce nouveau monde que vous proposez ? Ce serait, selon lui un monde de paix, sans guerres ni violence ; un monde d’amitié et de coopération ; un monde où les humains entretiennent une relation respectueuse avec la nature ; un monde où chacun peut manger à sa faim tous les jours ; un monde où l’argent ne décide pas de tout ; … où les hommes et femmes politiques sont élus pour servir les intérêts du peuple et non les leurs ; un monde sans préjugés, mépris, ni discriminations raciales, religieuses, culturelles, de genre ; … où les citoyens ne sont pas effacés par des consommateurs.

Dans Un autre monde (Making Globalization work), Stiglitz essaie de montrer que, s’il est vrai que la mondialisation a jusqu’à présent surtout servi à promouvoir des valeurs néo-libérales, cela n’est pas une fatalité. « Rien n’impose, écrit-il, qu’elle nuise à l’environnement, aggrave les inégalités, affaiblisse la diversité culturelle et favorise les intérêts des grandes firmes aux dépens du bien-être des simples citoyens »[9]. Il y a d’autres formes d’économie de marché qui sont efficaces et qui respectent ces valeurs de démocratie, de justice sociale, de protection de l’environnement, d’accès universel aux soins de santé.

Cette vision d’un monde plus juste, pacifique, respectueux de l’environnement, de la diversité culturelle et des droits fondamentaux, de la démocratie et de la souveraineté des peuples, je pose l’hypothèse que les Québécois essaient et, dans une certaine mesure, réussissent, à l’expérimenter à la maison, chez eux, au Québec, par leurs comportements, leurs modes de vie, leurs politiques publiques, leurs choix politiques.

Rester fidèle à son héritage social et culturel

La mondialisation renvoie les nations à elles-mêmes mais sans, et ce d’aucune façon, les empêcher de faire des choix. Une étude de Keith Banting publiée par l’Institut de recherches en politiques publiques démontre que la mondialisation et le libre-échange n’ont pas empêché le Canada et les provinces, y compris le Québec, d’adopter des politiques sociales et des politiques culturelles qui diffèrent de celles en vigueur aux États-Unis, et ce sans compromettre le commerce entre les deux pays.

Une professeure de science politique au MIT où elle dirige l’International Science and Technology Initiative, a mené une enquête auprès de 500 entreprises à travers le monde, pendant cinq ans, pour comprendre les mécanismes de la mondialisation. Le résultat de cette recherche est présenté dans un livre paru en version française : Made in Monde. Les nouvelles frontières de l’économie mondiale.[10].

Suzanne Berger y montre que la mondialisation n’est pas tant caractérisée par l’ouverture des frontières, un phénomène qui n’est pas nouveau, ou par le volume des échanges commerciaux, qui n’est pas plus important aujourd’hui qu’au 18e siècle, toutes proportions gardées. Elle est caractérisée par l’organisation et les liens entre les entreprises, la sous-traitance, la délocalisation des emplois, etc.

Mais surtout, Suzanne Berger a découvert qu’il n’y a pas qu’une façon pour un pays de participer à la mondialisation. Il y a autant de modèles de multinationales qu’il y a de pays où sont nées ces multinationales. Ce qu’elle nous apprend, c’est que le succès d’une entreprise dépend essentiellement de sa capacité à gérer son héritage, les valeurs qui lui viennent de son passé et du pays où elle est née, de manière dynamique dans le cadre d’une économie nouvelle.

Chaque entreprise a sa façon de procéder. Les Américains, par exemple, acceptent plus facilement que d’autres de voir disparaître des entreprises non rentables pour voir se recombiner les ressources dans une nouvelle entreprise. Ils recourent plus facilement à la sous-traitance, y compris dans leur propre pays. Leur activité économique est déjà modulaire. Dans ce contexte, la méthode prédominante dans la mondialisation aujourd’hui favorise les entreprises américaines.

Mais Mme Berger a vu d’autres entreprises, au Japon, en Allemagne ou en Italie, qui ne possèdent pas cette culture modulaire, qui recourent beaucoup moins à la sous-traitance et favorisent la survie des entreprises, le maintien du lien d’emploi et des droits des travailleurs. Ces entreprises-là ont autant de succès que les entreprises américaines. Et leur succès, nous dit Suzanne Berger, tient dans le fait qu’elles ont su, dans un contexte changeant, s’appuyer sur leur héritage. En somme, s’appuyer sur leur culture, leur vision du monde et des liens entre les personnes et les entreprises.

L’altermondialisme québécois n’est probablement rien d’autre que cela : le respect d’un héritage culturel et d’une vision du monde qui nous vient de notre expérience de minorité culturelle et linguistique, longtemps pays de bas salaires et de chômage, qui, après avoir traversé cent ans de survivance, a cherché à prendre le monde à bras-le-corps. Le Québec a du succès lorsqu’il sait gérer de manière dynamique cet héritage. Il échoue, lorsqu’il oublie cet héritage. La culture est au cœur de tout, y compris de l’économie.

Le Québec réussira son altermondialisation s’il se regarde en face, apprend à mieux se comprendre et à repérer ses forces. Mais il est déjà un laboratoire qui peut aussi servir d’exemple. Il faut déjà le reconnaître.

[1] Pour la première, au mini-colloque sur la mondialisation et la solidarité internationale organisé par la Fédération des travailleuses et travailleurs du Québec (FTQ), Montréal, le 21 septembre 2004, pour la deuxième au Colloque : Le Québec à l’aube du XXIe siècle, à l’Université North-Texas, Denton, Texas, Etats-Unis d’Amérique, le 3 mars 2007 et pour la troisième à la Deuxième Rencontre Internationale de Dakhla (Maroc), portant sur les dynamiques des intégrations régionales et prospective des territoires dans la mondialisation, les 21 et 22 novembre 2013.

[2] J’ai puisé à même quatre sources principales pour réaliser cette synthèse sur l’expérience québécoise du libre-échange nord-américain : Deblock, Christian ; Les relations commerciales entre le Canada et les États-Unis à l’heure des trois D, Cahier de recherche du Centre Études internationales et Mondialisation (CEIM), Institut d’études internationales de Montréal, Université du Québec à Montréal, septembre 2012, www.ceim.uqam.ca. Deblock, Christian, « Le Canada, l’ALENA et le souffle de la Chine », dans Lacroix, J.-M., et Mace, G. (dir.), Politique étrangère comparée : Canada, États-Unis, Bruxelles, Peter Lang, 2012, p. 161-182. Jasmin, Éric, et Sylvain Zini ; Fiche sur les accords régionaux. L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), 1990-2006, Observatoire des Amériques, Centre Études internationales et Mondialisation Université du Québec à Montréal, www.ameriques.uqam.ca. Paquin, Stéphane et Annie Chaloux ; « Comment vit-on aux marges de l’Empire ? : Les relations Canada–États-Unis et la nature de la relation transatlantique », Études internationales, vol. 40, no 2, 2009, p. 201-221, http://id.erudit.org/iderudit/038275ar

[3] L’ALENA comporte par exemple un chapitre, le chapitre 11, qui permet à une entreprise de poursuive un des trois pays en justice si elle se sent lésée par une loi ou un règlement adopté par ce pays et qui nuirait au commerce. En 2010, 66 entreprises se sont prévalues de ce droit contre le Canada

[5] Mais le nouveau président américain Donald Trump a déclaré caduque cet accord. Il a aussi annoncé la réouverture de l’ALENA.

[6] Jules Duchastel, « De libre-échangistes, les Québécois sont-ils devenus antimondialistes ? », dans Michel VENNE, L’Annuaire du Québec 2004, Montréal, Fides, 2003, p. 65-75

[7] IDEM, p. 70

[8] Chico WHITAKER, Changer le monde. (Nouveau) mode d’emploi, Paris, Les éditions de l’atelier, 2006, p. 26

[9] Joseph E. STIGLITZ, Une autre monde. Contre la fanatisme du marché, Paris, Fayard, 2006, p. 17

[10] Suzanne BERGER ; Made in monde. Les nouvelles frontières de l’économie mondiale, Paris, Seuil, 2006