Vaincre ensemble

Dialogue fille-père autour du carré rouge

Au terme du printemps érable, le photojournaliste du journal Le Devoir, le très grand Jacques Nadeau, a voulu publier un recueil de photographies illustrant ces mois de turbulence et de débat public. Quelque 150 photos ont été retenues pour l’ouvrage Carré rouge, publié à la mi-août. Il a demandé aux lecteurs du Devoir de lui faire parvenir des textes pour accompagner ces photographies.

Ma fille, Béatrice, qui en était l’automne dernier à sa première année de cégep, s’est engagée pleinement dans le conflit étudiant, à titre de membre du conseil exécutif de la Société générale des étudiantes et des étudiants du Collège Maisonneuve (SOGECOM), à Montréal. Son association est affiliée à la CLASSE. Ce fut l’une des plus militantes du réseau.

Son engagement nous a valu des échanges et des débats vifs et instructifs durant tous ces mois autour de la table de cuisine. Son frère, François, étudiant en médecine, militait lui aussi pour la même cause au sein d’une association affiliée à la FEUQ.

Parfois, je dois l’avouer, sa mère et moi avons été inquiets. Nous avons eu peur pour sa sécurité dans le cadre des manifestations. Mais jamais nous ne lui avons demandé de cesser ou de réduire son engagement. Nous avons discuté de ses stratégies. Nous l’avons invitée à la prudence dans les manifs. Nous l’avons incitée à conserver une pensée critique y compris envers son propre camp. Et nous l’avons surtout écoutée et avons appris d’elle. Nos points de vue respectifs ont ainsi évolué tout au long du conflit. J’ai arboré le carré rouge, qui ne représente nullement la violence à laquelle on veut l’attacher mais bien la justice sociale et l’accès à l’éducation. Ces mois ont été passionnants.

Lorsque Jacques Nadeau a lancé son appel, Béatrice et moi avons eu l’idée de proposer un dialogue fille-père sur le sujet. Le texte a été retenu. Un extrait est publié dans le livre. Je publie ici la version intégrale du texte que nous avons écrit à quatre mains.

Les commentaires de Béatrice, qui ouvrent et ferment l’échange, sont écrits en romain, les miens sont en italiques et font écho aux siens.

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Une fille et son père

Béatrice (18 ans) et Michel (52 ans) Venne

18 juin 2012

Pour la première fois, j’ai goûté au mépris que, et je m’en rends compte maintenant, trop de gens subissent ici aussi. Le mépris. L’impunité. La légitimité d’une certaine violence. La répression. L’opression. Ce sont des choses que je retiens et que je crois, nous devons tous et toutes retenir de notre combat.

J’ai entendu ta colère et je t’ai vue devenir plus radicale.

Je crois que la radicalisation dans nos idées a permis à notre mouvement d’avancer, de croître, de durer. Je crois qu’elle nous permettra aussi de faire avancer, de changer la société.

Que veux-tu changer ?

Beaucoup de choses, mais d’abord notre manière de penser le monde.

Comment voudrais-tu penser le monde ?

Penser le monde au-delà du marché et des frontières.

Je croyais que tu voulais plus de justice…

Je crois que ça irait de soi parce que l’être humain aurait une dimension autre, plus grande que la couleur de sa peau et que son statut socioéconomique. Les décisions politiques seraient fondées sur la dignité humaine, sur la vie de toutes les personnes. Non pas sur des principes économiques ou financiers qui excluent toute dimension sociale.

Rien ne va jamais de soi. Est-ce pour cela qu’il faut se radicaliser, prendre parti clairement, dire non, ne pas faire de concession ?

Je crois qu’avoir une pensée plus radicale permet de se rendre compte de maux de notre civilisation. Elle n’implique pas nécessairement de prendre parti, mais permet de mieux comprendre les fondements d’un enjeu et d’en comprendre, aussi, ses conséquences. Je parle ici d’une radicalité des idées pas nécessairement des moyens. Or aujourd’hui la radicalité fait peur, car elle peut être lourde à porter.

Je comprends que radicalité veut dire clarté. Dans le cas du printemps québécois, ça voudrait dire que derrière vos revendications sur les droits de scolarité se cache une idée plus globale, plus grande, plus noble, plus généreuse qui touche l’égalité des personnes par l’accès à l’éducation. Si c’est le cas, l’avez-vous dit assez clairement, dans un langage que tout le monde comprend ?

En fait, je crois que la question des droits de scolarité est importante. Par contre, ma réflexion s’est faite beaucoup plus largement qu’autour de nos revendications. Elle s’est faite dans un contexte de grève, de mouvement social, de lutte et d’éveil collectif. Et je m’inclue dans le collectif. J’ai remis en question ce qui était toujours allé de soi. J’ai appris à me poser des questions. Je crois que c’est ce qui explique qu’en durant si longtemps, le mouvement, au lieu de s’essoufler, prend de l’ampleur. Parce qu’on questionne.  Maintenant, je crois que nous l’avons dit et répété, clairement. Or, j’ai peur que la critique plus globale de ce que devient notre système d’éducation par l’implantation insidieuse de la logique néolibérale, n’ait pas d’audience. Du moins, pas lorsque l’argument vient de la bouche d’une étudiante, alors que l’on martèle un tout autre discours par des voix bien plus crédibles et qui elles se concentrent sur le simple montant de la hausse.

Trois cent mille étudiants en grève, c’est crédible. Mais sur les 300 000, la majorité s’est prononcée contre la hausse, pas contre le néolibéralisme. Il est plus facile de mobiliser une large base sur quelque chose de précis. Au départ, le débat se situait à l’intérieur des règles du jeu en vigueur : doit-on ou non augmenter ou geler des droits de scolarité que les étudiants paient et ont toujours payé au Québec? Ce n’était pas un débat pour changer les règles du jeu en vigueur, par exemple en abolissant les droits de scolarité ou en changeant la manière dont les universités sont gouvernées et financées. Ces questions sont venues dans le cours du conflit. Faire porter la discussion sur le néolibéralisme, c’est aller encore plus loin. Non seulement ça porte sur les règles du jeu mais sur le cœur même du système économique. On parle de changements qui s’opèrent sur plusieurs générations, qui ne se règlent pas en une grève.

Je te parle d’une logique. Une logique qui s’implante maintenant, et très rapidement, dans notre système d’éducation et dans notre système de santé. Dans les sphères publiques de notre société. Une logique qui en modifie les règles, non ? Mais pourtant, personne ne semble s’en émouvoir ou semble vouloir en débattre. C’est bien quelque chose qui me choque de la réaction d’une grande partie de la population à notre lutte : la peur de remettre ces pratiques en questions. C’est pourquoi je parle de radicalisation. Je crois que ça lui est implicite. Les remises en question suscitent des débats et permettent une prise de décision saine en société. Maintenant, je dois avouer que je me questionne sur la crédibilité qu’on accorde à 300 000 étudiants en grève. Ce n’est pas le sentiment que j’ai quand je parle à des gens qui ne sont pas encore convaincus. Et il est bien là le problème : comment peut-on « vaincre ensemble », ce qui, comme tu me l’as toi-même appris, est le sens du mot convaincre, devant un appareil politique qui prend parti et nous divise ? Et ne sommes-nous pas rendu à un point de notre Histoire où il est temps de changer les règles qui s’imposent ?

Pour « vaincre ensemble », il faut continuer à s’engager. Comme tu le fais. Comme je le fais aussi, différemment, mais sûrement.

Écouter aussi. Il faut, je crois, et c’est une des choses que j’ai apprise au fil de la lutte, ne jamais se laisser tomber dans un dogmatisme qui nous perd. Dans un sens comme dans l’autre. Relativiser ce que l’on croit savoir. J’espère que nous arriverons aussi à arrêter de marginaliser ce qui, justement, est perçu comme radical, et à croire en ce qui semble une utopie.