Un dernier éditorial
Ce texte a paru le 23 juillet 2001 sous le titre Point-virgule, dans la page éditoriale du quotidien Le Devoir de Montréal.
J’ai eu la chance, en janvier 1996, d’être invité par la directrice du journal, Madame Lise Bissonnette, à collaborer à la page éditoriale du Devoir. Chance, et insigne honneur : écrire des éditoriaux au Devoir revient à participer à une longue tradition de journalisme engagé dans le débat public, voué à accompagner le Québec dans son évolution et même parfois, d’en influencer le cours. Je quitte ces jours-ci cette colonne.
J’utilise le « je » aujourd’hui, ce que jamais un éditorialiste n’est censé faire puisqu’il parle au nom du journal. L’opinion qu’il défend a d’abord subi l’épreuve d’une confrontation avec les collègues. C’est déjà une raison qui explique pourquoi un éditorial n’est pas l’expression d’une simple opinion subjective. Encore moins un papier d’humeur, genre si répandu aujourd’hui qu’il fait malheureusement autorité. J’oserais dire que c’est devenu une plaie. L’humeur de l’éditorialiste n’intéresse personne.
Contraint à une certaine brièveté, sous peine de faire bailler ses lecteurs, l’éditorialiste doit, plus souvent qu’il ne le souhaite, employer un ton polémique et il apparaît généralement plus péremptoire et sûr de lui qu’il ne l’est en réalité. Si bien qu’un avis exprimé avec un peu de fermeté est interprété comme un jugement définitif. L’expression d’un désaccord et le désir de provoquer la discussion, sont parfois ressentis par les acteurs politiques comme une condamnation sans appel. Les dirigeants politiques ont la peau tellement mince.
Jean-François Revel, avec qui j’ai peu d’affinités mais qui maîtrise l’art de l’éditorial comme pas un, disait de l’éditorialiste qu’on attend de lui qu’il porte un jugement sur les faits et sur les hommes (ainsi que les femmes bien sûr) mais qui apparaisse sous la forme d’un raisonnement fondé sur des arguments et des faits. Le lecteur, ajoutait-il, doit même sentir que, derrière ces arguments, il y en a d’autres en réserve pouvant servir au soutien de la thèse défendue.
En somme, un éditorial est un article dont c’est moins la conclusion qui s’impose que le raisonnement qu’il contient.
Un éditorialiste peut se faire une réputation d’irréductible en se cantonnant dans la défense d’une idéologie. Il peut choisir une autre voie, qui fut celle que j’ai préférée, sans renoncer à la première, et qui me semble plus utile à la société. Celle-ci consiste à devenir soi-même un interlocuteur, capable un jour d’agir comme un médiateur entre des points de vue apparemment inconciliables. Cela n’implique pas de renoncer à sa propre opinion mais de la faire avancer dans le dialogue plutôt que dans la prédication. C’est la différence entre convaincre et persuader.
Agir en médiateur ne veut pas dire se réfugier dans l’ambivalence. Un éditorial qui n’affirme rien est un éditorial inutile. Mais il y a deux choses qu’un éditorialiste n’a pas le droit de faire. La première, c’est de prétendre parler au nom de toute la société. Un éditorialiste n’a pas le droit de dire : « la population du Québec ne veut pas entendre parler de la souveraineté », pour prendre un exemple vraiment au hasard… Ceux qui ont dit, en 1995, que le mouvement souverainiste était fini s’en sont mordu les doigts le soir du 30 octobre.
La deuxième chose qu’un éditorialiste n’a pas le droit de faire, c’est de fermer le débat, de décider qu’une question ne mérite pas d’être débattue. S’il considère qu’un sujet doit être ignoré, qu’il l’ignore. Mais un éditorialiste n’a pas le droit d’interdire l’expression des idées, de censurer la discussion. Il ne peut surtout pas le faire par un refus de la chicane ou du conflit. Le conflit est producteur d’appartenance à une société. C’est par la confrontation des idées que la vérité se fait jour. Un éditorialiste qui prêche le refus du conflit nie en outre sa propre utilité dans la société.
Quand j’y pense, je me rends compte que la principale idée que j’ai défendue dans cette colonne est celle de la politique comme le seul moyen de concilier les intérêts, les devoirs et les droits individuels avec la nécessité de vivre ensemble.
La politique, qui ne se limite pas à l’activité partisane mais qui inclut toutes celles qui favorisent la participation des citoyens, dont les mouvements sociaux.
Des gens pourraient trouver cela paradoxal, mais la défense des moyens politiques, donc l’action collective, est la seule avenue disponible pour sauver la liberté individuelle. On ne peut plus accepter aujourd’hui que la tradition ou la foi détermine à notre place ce qui est bien. Le salut proviendra de la délibération. Et la délibération est au cœur de la politique. La politique est le seul moyen de contrer la bureaucratie, le déterminisme technologique, l’hégémonie des pouvoirs économiques et la tyrannie des experts.
Le Québec fait face, à cet égard, aux mêmes défis que les autres sociétés : promouvoir l’éducation et la culture, ce qui inclut la maîtrise de sa langue, qui sont à la source de la liberté et de la capacité de participer ; favoriser la justice sociale, sans nier la responsabilité individuelle puisque l’on est toujours en partie responsable de son propre sort ; respecter les différences dans une société pluraliste, sans nier son identité ; bâtir une société dans laquelle la reconnaissance des différences et le respect de la liberté sont des valeurs sur lesquelles s’appuyer non pas pour encourager le repli individuel mais la recherche du bien commun.
Ces préoccupations ne sont pas contradictoires avec celle de trouver une issue au débat national québécois qui reste, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, un problème à résoudre pour que l’avenir du Québec et des Québécois soit radieux. L’ambivalence et le doute ne sont pas des tares. L’erreur serait de se lancer tête baissée dans un projet d’avenir sans remettre ses fondements en question. Mais il faut se rendre compte qu’à ne pas décider pour soi-même, on laisse les autres le faire pour nous, dans un autre parlement où nous sommes minoritaires. Le « nous » incluant ici tous ceux qui se définissent comme Québécois.
Cet ensemble de préoccupations, je le transporte dans mes nouvelles fonctions. Je dirigerai désormais la salle de rédaction du journal. Revel disait qu’un éditorialiste a pour tâche de dégager les enseignements et prévoir les suites de ce qu’a vu et entendu le reporter. C’est dire qu’avant l’éditorialiste vient le journaliste. Celui qui cherche, celui qui établit les faits. Les faits, souvent, parlent d’eux-mêmes.
Gilles Lesage, dont j’avais pris le relais dans cette page il y a cinq ans, disait que le journalisme était un métier où l’on veut exceller humblement et patiemment, jour après jour, loin du vedettariat ; plus on est acteur, moins on est journaliste, répétait-il. Ce qui fait la noblesse de ce métier-là, c’est d’aller chercher la nouvelle et de la rapporter. C’est là que je retourne. Pour le moment.