Les risques d’une société fragmentée
Ce texte est le compte-rendu d’une entrevue réalisée par Adam Kahane avec Michel Venne en juin 2014 pour la production d’un recueil intitulé Canadas possibles
Kahane: Y a-t-il quelque chose dans votre propre vécu qui explique ce qui vous intéresse et vous anime?
Venne: En 1971, mon père est mort de cancer à l’âge de 48 ans. L’Assurance maladie du Québec venait d’être créée et le Régime des rentes du Québec était très récent, et sa mort a plongé ma famille dans la pauvreté. Nous sommes rapidement passés de la classe moyenne à une classe plus défavorisée. Il ne faut pas beaucoup de temps pour se rendre compte que d’être pauvre veut dire être exclu — on n’a pas de place dans le jeu de la société, on n’est même pas sur le terrain, on est à peine un spectateur.
J’ai choisi le journalisme comme carrière parce que l’information, c’est le pouvoir. J’ai toujours imaginé mon rôle de journaliste ainsi : partir à la recherche de la connaissance, la rendre accessible, puis la transmettre à ceux qui n’ont pas de pouvoir pour qu’ils en aient davantage.
J’ai fini par comprendre que oui, l’information c’est le pouvoir, mais le vrai pouvoir, ai-je compris plus tard, c’est la participation. Quand je parle aujourd’hui de l’importance de la participation à des gens du monde des affaires ou du monde politique, je leur dis que la participation signifie partager le pouvoir.
Kahane: Les gens peuvent accéder au pouvoir de bien des façons — par exemple, en ayant de l’argent ou en étant élus à des postes publics. Comment en êtes-vous arrivé à l’idée que la participation était un moyen d’accéder au pouvoir?
Venne: La participation veut dire que vous avez une voix. Vous êtes capable d’influencer la société. Pourquoi les gens veulent-ils avoir de l’influence? Parce qu’ils souhaitent changer les choses. Je crois que c’est par le dialogue et la démocratie qu’on y arrive.
Kahane: Le Québec est-il une société égalitaire aujourd’hui?
Venne: Nous sommes la société la plus égalitaire de l’Amérique du Nord. Vous pouvez trouver le même état-providence dans d’autres provinces, mais si vous nous comparez à certains états américains comme le Texas, nous vivons au paradis.
Mais tout de même, comparé à il y a vingt ans, il y a plus d’inégalités de revenus aujourd’hui au Québec. Ces inégalités s’accroissent moins vite qu’ailleurs dans le monde, mais elles s’élargissent malgré tout, surtout entre les plus riches et le reste de la société. On a aussi vu d’autres fossés se creuser — une plus petite proportion de la population fréquente les salles de concert ou les musées, un nombre croissant de parents inscrivent leurs enfants à l’école privée. Qui décroche de l’école? Souvent les enfants de familles moins favorisées.
Mais si cette question des dollars me préoccupe, je m’intéresse surtout à celle de l’accès au pouvoir. Les pauvres et les jeunes ont tendance à voter moins que les autres groupes. Ceci a une incidence sur la façon dont les politiques gouvernementales sont adoptées. A partir du moment où de moins en moins de gens participent aux élections, les décisions sont prises par un petit groupe de privilégiés qui protègent leur propre position et leur propre pouvoir.
Kahane: D’après vous, quel sera l’impact à long terme de cette tendance?
Venne: Si on continue dans la même veine, dans vingt ou trente ans la société canadienne sera encore plus fragmentée au point de vue économique, social et culturel. Je ne suis pas un maniaque du consensus, parce qu’il est possible d’avoir des bonnes discussions dans une société qui est unie. Donc il ne s’agit pas d’unanimité, parce que l’unanimité mènerait à la dictature. Cependant il faut cultiver ce qui nous unit pour mieux vivre ensemble. Il nous faut au moins un certain tronc commun.
L’une de mes préoccupations est que de plus en plus de gens ne font plus le lien entre les impôts qu’ils paient et les services qu’ils reçoivent. De plus en plus de gens pensent que les autres ne paient pas leur juste part. J’ai peur qu’avec le temps, les gens acceptent de moins en moins le principe de contribuer par leurs impôts au bien commun. Les gens acceptent qu’une bonne partie de leur salaire soit versée au gouvernement parce qu’ils se sentent appartenir à une société, ou à une nation.
Dans notre société à l’heure actuelle, nous ne faisons pas confiance aux gens qui ont du pouvoir, et nous ne faisons pas confiance non plus à ceux qui n’ont pas de pouvoir. Nous vivons dans l’insécurité. Et quand on vit dans l’insécurité, on peut décider soit de se tourner le dos les uns aux autres, soit de se serrer les coudes. J’espère qu’au Québec et au Canada, nous déciderons de nous serrer les coudes.
Kahane: Quelles sont certaines des forces qui pourraient nous diviser davantage?
Venne: Un mauvais scénario qui pourrait se dérouler, ce serait que l’école universelle n’existerait plus, et que chacun déciderait ce qu’il veut apprendre. On perdrait alors la compréhension commune du monde, qui est fondée sur un compendium de connaissances accumulées au fil des siècles.
Notre façon de consommer l’information est également un facteur. Avant l’arrivée de l’Internet, les 350 000 personnes qui lisaient La Presse en format imprimé chaque matin voyaient les mêmes pages. Le million de gens qui regardaient le téléjournal chaque soir étaient tous soumis au même discours. Ces sources médiatiques constituaient une sorte de place publique, où nous nous rassemblions tous pour partager et débattre des questions du jour. Maintenant, je lis La Presse sur mon i-Pad, et je cherche spécifiquement les articles que je veux lire. Mon voisin fait de même et ne choisit probablement pas les mêmes articles. Encore une fois, cette segmentation mine notre sens d’appartenance au collectif.
Kahane: Quelle incidence la fragmentation peut-elle avoir sur notre système politique?
Venne: Je vois se fracturer notre forme parlementaire de gouvernement, mais je ne vois pas encore ce qui la remplacera. Toutes les institutions sont destinées à mourir et à être remplacées par d’autres. Pour moi, le véritable défi, c’est comment on va prendre des décisions pour continuer à répondre aux besoins de la société de manière juste, équitable et efficace.
Kahane: Qu’avons-nous appris du passé qui pourrait nous être utile dans les années à venir?
Venne: Au cours des derniers 400 ans de civilisation humaine, on est passé du temps où les rois possédaient à eux seuls un pouvoir qui, disaient-ils, leur venait directement de Dieu, à l’avènement de la démocratie où le pouvoir venait du peuple. Ceci démontre qu’il est possible pour l’humanité de surmonter la barbarie.
Mais nous sommes en train de recréer les élites aristocratiques qui accaparent le pouvoir. Heureusement, nous avons un sens solide du passé, et nous avons la capacité de renverser les tendances. C’est pour ça que je peux dormir la nuit.
Mais il faut persévérer, et de temps en temps il faut se mettre en colère.