Texte d’une présentation faite dans le cadre d’une table ronde sur la régulation des réseaux : L’État et le marché, lors du Colloque Bogues 2001, à Montréal, le 25 avril 2002
Il y a quelques années, en 1996, le fondateur de l’Electronic Frontier Foundation, un mouvement voué à la liberté d’expression sur Internet, John Perry Barlow, avait rédigé une Déclaration d’indépendance du cyberespace. Les gouvernements du monde industrialisé, écrivait-il, n’ont «aucune autorité là où nous nous réunissons» et n’ont pas «le droit moral de nous gouverner». «Votre souveraineté ne s’applique pas à nous».
L’utopie d’un monde virtuel exempt de l’application des lois avait la cote à cette époque. C’étaient les débuts d’Internet, ou presque. Mais on s’est vite rendu compte que le monde virtuel faisait partie du réel et que la vie en société exigeait que les lois s’appliquent dans les réseaux électroniques autant qu’ailleurs.
La protection du consommateur, l’application des lois fiscales, des lois linguistiques ou des lois sur la pornographie infantile, l’indécence et la littérature haineuse, ne pouvaient souffrir d’exceptions. Internet ne pouvait pas devenir un Far West des temps modernes. Après tout, la loi crée la justice.
D’ailleurs, les gouvernements n’ont pas tardé à adopter des mesures pour que les lois s’appliquent, surtout lorsque le commerce était susceptible d’être entravé. La sécurité des transactions financières sur Internet fut l’une des premières préoccupations car sans elle, les consommateurs ne peuvent avoir confiance dans ces réseaux pour faire des achats l’esprit tranquille.
En corollaire, il a bien fallu se résoudre à appliquer aux transactions virtuelles les lois de protection du consommateur. Et le fisc s’est vite ingénié à trouver des moyens de percevoir les taxes de vente sur ces transactions. Comment l’État pouvait-il prendre le risque de perdre des revenus dans un monde, le monde virtuel, où les transactions financières ou commerciales ne peuvent qu’augmenter en volume ?
Désormais, c’est la cybercriminalité qui inquiète les gouvernements. Et depuis le 11 septembre 2001 surtout, le cyberterrorisme. Une fraude n’est pas moins une fraude parce qu’elle est commise sur Internet. De même que le sabotage des systèmes informatiques des grandes entreprises ou des organismes publics n’est pas moins dommageable parce qu’il est réalisé à distance par un hacker futé. En novembre dernier, 26 États membres du Conseil de l’Europe en plus du Canada, du Japon, de l’Afrique du Sud et des États-Unis ont signé une Convention internationale de lutte contre la cybercriminalité.
Les lois, les normes sociales, les codes criminels et civils n’ont pas été jetés à la poubelle soudainement à cause de l’avènement des réseaux numériques. Les responsables ont plutôt trouvé des manières de les appliquer et ils développent des mesures de sécurité, de protection, de contrôle des accès et de surveillance.
Un des rôle de l’État : protéger la culture
Le même raisonnement devrait s’appliquer dans les domaines de la culture et des communications. Si une société, une nation, estime que, pour assurer sa sécurité culturelle, pour protéger son identité, pour préserver un espace de diffusion à ses créateurs, doit adopter des normes ou favoriser certains contenus, elle doit pouvoir continuer de le faire, peu importe les innovations technologiques.
Pourquoi, en effet, les normes que l’on se donne à des fins culturelles seraient-elles moins importantes que celles qu’on adopte pour protéger des biens matériels, assurer la sécurité ou favoriser le commerce ?
Le monde n’est pas seulement une économie de marché. Les intérêts d’un être humain ne sont pas seulement matériels. Les sociétés tiennent ensemble et fonctionnent à cause des liens qui unissent ses membres par la culture, par les langues, par l’histoire, par la communication. Les productions artistiques, les oeuvres cinématographiques, les pièces de théâtre, les chansons, les émissions de télévision sont certes, une fois transposées sur des supports, des biens culturels que l’on consomme et qui servent à nous divertir. Mais elles sont aussi des témoignages de ce que nous sommes.
Et comme l’homme universel n’existe pas et qu’il n’existera jamais (car s’il existait, ce ne serait plus un homme), les sociétés ont le droit et elles ont le devoir de mettre en oeuvre les mécanismes nécessaires à la protection de la culture, de l’identité et des normes sociales, morales ou autres que chacune de ces sociétés souhaite se donner. Peu importe que les canaux de communication soient réels ou virtuels, qu’ils soient analogiques ou numériques.
En novembre 2001, l’UNESCO a d’ailleurs adopté une Déclaration universelle sur la diversité culturelle qui élève la diversité culturelle au rang de «patrimoine commun de l’humanité […] aussi nécessaire pour le genre humain que la biodiversité dans l’ordre du vivant». La Déclaration précise que «il revient à chaque État, dans le respect de ses obligations internationales, de définir sa politiue culturelle et de la mettre en oeuvre par les moyens d’action qu’il juge les mieux adaptés qu’il s’agisse de soutiens opérationnels ou de cadres réglementaires appropriés».
Le premier principe que je viens défendre est celui voulant que l’intervention de l’État pour protéger la diversité culturelle dans le monde, et donc les identités particulières et les produits culturels nationaux, est tout aussi légitime et nécessaire que la sécurité humaine, la lutte contre le crime et la protection des intérêts commerciaux.
Contre le déterminisme technologique
Le second principe qu’il me semble essentiel d’affirmer, ou de réaffirmer, c’est le rejet du déterminisme technologique. Aujourd’hui, la technologie permet de diffuser partout n’importe quoi, n’importe comment. La question à se poser n’est pas : «puisqu’Internet le permet, pourquoi chercher à le réglementer». Mais plutôt : «si la société veut que l’accès à certains contenus soit réglementé, contrôlé ou favorisé, voyons par quels moyens ces objectifs peuvent être atteints». Une société n’a pas le droit d’abolir ses lois parce qu’une technologie en facilite, soudain, le détournement.
La technologie ne peut pas déterminer les choix d’une société.
Par contre elle peut en élargir l’éventail. De même, la naissance d’une technologie peut inciter une société à revoir les modalités d’application d’une norme et même sa nécessité.
Par exemple, la Justice a ordonné aux promoteurs du site Napster de cesser de rendre disponible sur Internet de la musique enregistrée afin de sauvegarder les droits d’auteur. Napster obtempère. Mais tout le monde sait que la musique, sur des fichiers mp3, continue de circuler allègrement sur Internet.
Il semble bien que nous soyons devant un cas où la technologie a eu raison des modalités d’application d’un droit : le droit pour un auteur d’être rémunéré pour sa musique. Cette situation force la société à se poser deux questions : la première, et la plus immédiate, c’est quelles nouvelles modalités pourraient être inventées pour continuer à atteindre l’objectif souhaité, la rémunération des auteurs, dans un contexte où la diffusion des oeuvres est infiniment plus difficile à contrôler. Je suis certain que l’industrie va trouver des réponses. Ces gens-là ne veulent pas perdre des revenus.
Mais une situation comme celle-ci amène des gens à remettre en question le principe même du droit d’auteur tel qu’appliqué jusqu’à maintenant. Faut-il en effet continuer à verser des droits sur une oeuvre chaque fois qu’elle est diffusée dans un contexte où des centaines de millions de personnes sont susceptibles d’y avoir accès. Ou faut-il trouver une autre manière de rémunérer les créateurs ? La question est bonne. Et il n’y a aucune raison de ne pas la soulever.
L’important est de préserver la liberté d’une société, d’une nation, de faire les choix normatifs et réglementaires qui correspondent à ses besoins et à ses préférences dans un cadre démocratique. L’important est de préserver la capacité des États d’agir, dans tous les domaines où ceux-ci le jugent utile pour le bien commun.
Prenons un exemple d’une attitude tout à fait conforme aux principes que je viens d’énoncer. En 1999, lorsqu’il a annoncé qu’il ne réglementerait pas les nouveaux médias diffusés sur Internet, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) ne s’est pas déclaré incompétent à le faire. Il n’y a pas renoncé pour toujours. Et avec raison. Il estimait que les nouveaux médias qui diffusent des images et du son sur Internet sont des services de radiodiffusion qui tombent sous sa coupe.
Par contre, il avait constaté que, pour l’heure, la réglementation serait inutile, voire nuisible à cettte nouvelle industrie qui employait à l’époque quelque 17 000 personnes au Canada. Internet n’avait pas d’impact négatif sur les auditoires de la télévision et de la radio et «d’importants progrès technologiques seront nécessaires avant que les nouveaux médias ne puissent remplacer les médias traditionnels», écrivait le conseil. Il n’y avait pas non plus de pénurie de contenu canadien sur le réseau. Et il existait des incitatifs aux entreprises pour soutenir la production de contenu canadien.
Si le CRTC s’abstenait de réglementer le contenu ou la propriété des médias sur Internet, l’organisme avait déjà annoncé, par contre, d’autres décisions qui avaient pour but d’en assurer l’accessibilité pour tous, par exemple en rendant obligatoire l’accès des petits fournisseurs aux installations locales à grande vitesse appartenant aux entreprises de télécommunication et de câblodistribution.
Le CRTC a donc préservé la capacité de l’État canadien de réglementer les nouveaux médias. Il a simplement jugé que l’heure n’était pas venue de le faire car les principes et les valeurs que la réglementation doit protéger ou promouvoir n’étaient, à cette époque, nullement menacés par la réalité nouvelle. Le CRTC ne s’est pas laissé déterminer par la technologie. Il s’agit d’une attitude pragmatique qui ne met pas en péril le rôle de l’État dans le domaine culturel.
Attention au totalitarisme ordinaire
En somme, les États ne doivent pas renoncer à appliquer les lois et les normes dans les réseaux ouverts. Mais il y a un revers à cette réalité.
Avec le temps, on découvre des moyens technologiques (comme les filtres), des techniques juridiques (comme de rendre responsables les fournisseurs de service autant que les producteurs de contenus indésirables) et de nouveaux moyens d’enquête qui permettent d’appliquer les lois dans les réseaux. Mais il est vrai que les réseaux sont ainsi faits qu’il est parfois plus difficile de repérer et de punir les fautifs ou les brigands.
Le problème, c’est que sous ce prétexte que les réseaux ouverts rendent plus difficile l’action réglementaire et pénale, l’on adopte souvent des méthodes qui bafouent les libertés individuelles et les droits fondamentaux.
Après l’utopie de l’impunité virtuelle, il y a un risque que les autorités sombrent dans une espèce de fascisme ordinaire et développent des sociétés de surveillance intolérables : saisies abusives de matériel informatique, cybersurveillance au travail et dans les lieux publics, interception de messages électroniques à l’insu des utilisateurs, censure. Nous passerions ainsi d’un extrême à l’autre.
Plusieurs organisations de défense des droits fondamentaux et de la liberté d’expression à l’échelle mondiale ont exprimé des inquiétudes à l’endroit, par exemple, de la Convention internationale de lutte contre la cybercriminalité. On la trouve arbitraire. On souhaiterait que les mesures qui y sont prévues soient mieux circonscrites et que, lorsqu’elles limitent les libertés, elles le fassent à titre exceptionnel et temporaire, dans un cadre législatif qui permette la transparence, qui respecte la présomption d’innocence et qui prévoit des recours.
Éviter l’uniformisation au nom de l’harmonisation
Un autre effet pervers pourrait découler de la volonté de faire appliquer les lois dans les réseaux informatiques de la part de pays qui veulent, du même coup, favoriser la plus grande liberté possible des échanges, surtout des échanges commerciaux.
Comme Internet ne connaît pas de frontières, les gouvernements souhaitent harmoniser leurs lois. Parce qu’un acte peut être une infraction dans un pays et ne pas en être une dans un autre pays.
Or il y a un risque dans l’harmonisation, c’est celui de l’uniformisation. La diversité culturelle fait partie du patrimoine mondial, selon l’UNESCO, au même titre que la biodiversité dans le monde du vivant. Or dans la culture est inclus le droit. Les lois ne sont pas identiques d’un pays à l’autre, ce n’est pas pour nuire au travail des policiers. C’est que les lois sont des normes sociales qui sont édictées en fonction des préférences d’une société, en fonction de la culture commune dans cette société. Les législateurs devraient prendre garde à ne pas pousser l’harmonisation des lois au point de renier leurs propres préférences, leur culture politique, leur identité.
En dépit de l’expansion des réseaux électroniques ouverts, en dépit de la mondialisation, la nation retrouve ici tout son sens. C’est que les normes et les lois, pour qu’elles aient un sens, pour qu’elles reflètent la volonté des peuples, pour qu’elles soient assorties à la culture, à l’histoire et aux préférences d’une société, doivent être adoptées suivant des processus démocratiques. Or la démocratie n’a guère connu d’application réussie ailleurs que dans le cadre national.
C’est que, comme l’a expliqué Jurgën Habermas, il faut non seulement une procédure démocratique (une élection, un parlement), mais encore faut-il une pratique commune de formation de l’opinion et de la volonté, nourrie aux racines d’une société de citoyens et développée dans une arène. Le monde, ou même un continent, paraissent infiniment trop vaste pour former cette arène.
Réformer les institutions démocratiques
Par contre, l’idéal démocratique est malmené également à l’échelle nationale. Les populations perdent confiance, semble-t-il dans la classe politique. Les nombreuses « affaires » ou les « scandales » ont contribué à ce phénomène et les hommes et les femmes politiques doivent bien entendu faire leur examen de conscience à cet égard.
De même, les populations ont développé la perception que la classe politique, plutôt que de se mettre au service du bien commun, s’est associée au pouvoir économique pour former une élite politico-économique peu soucieuse des besoins et des priorités des masses. On perçoit les politiciens comme étant au service des entreprises plutôt que d’être au service de la majorité.
Outre le comportement des acteurs politiques qui est répréhensible, les institutions elles-mêmes sont défaillantes. Il est fini le temps où l’on choisissait quelques notables à qui l’on confiait la tâche d’administrer la bourse collective pour le mieux. Aujourd’hui, dans toutes les démocraties, les citoyens réclament des améliorations aux institutions sur trois plans : la représentation, la participation et l’évaluation collective des risques partagés.
Pour que les normes et les lois reflètent bien les volontés et les aspirations des citoyens, pour que ces normes et ces lois soient respectées et que leur application soit souhaitée, aussi bien dans les réseaux virtuels qu’ailleurs, les démocraties devront faire des progrès sur ces trois fronts.
Les systèmes électoraux et les institutions devront être adaptés pour assurer une meilleure représentation des différentes idéologies et des différents groupes formant la société. Le bipartisme n’a plus guère d’avenir. Le Canada est l’un des derniers pays dans le monde à appliquer un mode de scrutin qui empêche les tiers partis de pouvoir éventuellement participer au gouvernement.
De même, les institutions réservent peu de pouvoir réel aux régions du pays et, à l’échelle provinciale, aux régions de chacune des provinces dans les législatures provinciales. Les femmes constituent encore une trop faible minorité des élus.
Ainsi en est-il des autochtones et des immigrants. Il n’y a pas de modèle miraculeux à proposer. Mais une sérieuse réflexion à faire à ce sujet. Une réforme s’impose.
Mais une meilleure représentation ne suffirait pas à restaurer pleinement la confiance des citoyens envers leurs institutions. Désormais, les citoyens veulent participer à l’élaboration des décisions, au processus législatif et réglementaire. Dans la plupart des démocraties, le pouvoir est concentré entre les mains de l’exécutif. Le pouvoir législatif est souvent manipulé, notamment à cause de règles comme la ligne de parti. Les citoyens souhaitent pouvoir participer davantage aux processus décisionnels nationaux.
La popularité d’idées comme le référendum d’initiative populaire découle de cette volonté de pouvoir influencer le processus décisionnel, pas seulement de réagir aux propositions de l’exécutif. Les citoyens souhaitent aussi, dans le même sens, une décentralisation des pouvoirs vers les communautés locales ou régionales, afin que les choix qui sont faits reflètent les préférences des gens de cette localité et de cette région et soient adaptés à leur réalité propre. Le principe de la subsidiarité est devenu incontournable.
Enfin, l’humanité est devenue une collectivité de risques partagés. Autrefois, et encore aujourd’hui, un petit groupe d’élus, inspirés par des experts, décidaient de la meilleure façon d’assumer ces risques. Mais une série d’événements, du naufrage d’un pétrolier jusqu’à la catastrophe nucléaire, ont miné la crédibilité de ces experts et de ces élus, leur capacité à décider ce qui constitue un risque calculé.
Désormais, sur toute une série de questions qui vont de la protection de l’environnement à la recherche génétique, les citoyens bien informés exigent que l’évaluation des risques soit faite de manière transparente et fasse l’objet d’audiences publiques au cours desquelles des experts d’opinion contraire puissent faire entendre leur point de vue.
Cette volonté vaut aussi pour les questions d’ordre culturel. Aussi, divers organismes sont nés pour répondre à ces préoccupations. Le CRTC en est un. Au Québec, il existe un Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) qui tient des audiences et exige des évaluations des impacts sur tous les grands projets susceptibles d’affecter l’environnement. Au niveau municipal, des organismes de consultation sont créés pour étudier publiquement les changement au zonage ou l’impact des grands projets de développement urbain.
Dans le domaine culturel comme dans les autres secteurs, les institutions démocratiques ont besoin d’un coup de balai. Il va de soi que les citoyens veulent être mieux informés, invités à participer aux processus décisionnels.
Dans tous les cas, il ne faut pas perdre de vue l’essentiel : ce sont les gens qui ont été élus pour représenter la population et arbitrer entre les différents intérêts qui gardent la faculté de décider en dernier ressort. La démocratie n’est pas synonyme de populisme. Des organismes de consultation et de réglementation peuvent avoir pour mandat de tâter le pouls du public ou d’appliquer des lois suivant des critères objectifs. Mais la décision sur les principes, qui impliquent des valeurs sociétales, revient toujours au Parlement.
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En somme, le monde virtuel faisant partie du réel, les sociétés modernes doivent trouver les moyens de faire appliquer les lois dans les réseaux électroniques comme ailleurs. Elles doivent préserver la capacité des États d’agir, de protéger la diversité culturelle et la capacité des sociétés de choisir et de déterminer, au niveau national, par les voies démocratiques, les normes et les règles qui correspondent aux besoins et aux préférences des citoyens. Jamais la technologie ne doit déterminer la société. Et jamais la technologie ne doit servir de prétexte pour abandonner des normes sociales, juridiques ou culturelles qui sont essentielles au fonctionnement des sociétés humaines et à la protection des identités.