Élections de 2014 : Participation politique : entre transition et normalisation
Ce texte a paru dans le Bulletin d’histoire politique, volume 23 numéro 1, à l’automne 2014
Les élections générales du 7 avril 2014 annoncent un retour à la normale dans les rapports entre les élus et les citoyens et une décélération de la transition participative, cette montée en puissance de la participation citoyenne, engagée au Québec depuis quelques années.
Participation électorale
Le taux de participation électorale a fléchi légèrement de 3,2 points de pourcentage en 2014 par rapport aux élections de 2012[1]. À 71,4 %, ce taux représente un progrès par rapport aux scrutins des années 2000. En 2008, il avait chuté à 56 %. Il reste toutefois en deçà des résultats atteints dans les années 1980 et 1990 où la participation oscillait autour des 80 %.
Ces données cachent cependant un drame : la chute de la participation électorale s’explique principalement par l’abstention des jeunes électeurs qui boudent les urnes.
Le vote des jeunes de 18 à 24 ans est passé de 64 à 36 % entre 1985 et 2008. Nous avons assisté à un sursaut à 62 % aux élections de 2012, dans la foulée du conflit étudiant et du printemps érable[2]. Les données spécifiques sur le vote des jeunes au scrutin de 2014 n’étaient pas disponibles au moment d’écrire ces lignes.
Le problème reste entier. L’abstention des jeunes a ceci de particulier que, selon des études, une personne qui n’exerce pas son droit de vote au moment où elle l’acquiert risque davantage que les autres de ne jamais l’exercer tout au long de sa vie[3]. L’impact pourrait être nocif pour notre démocratie à long terme, affectant négativement la légitimité des gouvernements. La participation des jeunes est trop faible pour assurer le renouvellement des générations dans l’électorat actif. Pourtant, aucun parti politique n’a vraiment évoqué cet enjeu durant la campagne de 2014.
Quelques jours après le déclenchement des élections, l’Institut du Nouveau Monde a publié une proposition à mettre en débat : créer un rite de passage civique à l’école secondaire et l’assortir de réformes qui renforceraient, chez le jeune, mais aussi chez les moins jeunes, le sentiment que voter n’est pas qu’un droit mais un devoir et une responsabilité. Ces propositions découlent de nombreux débats et travaux de recherche menés au cours des dernières années[4].
Nous avons proposé d’instituer un cours obligatoire d’éducation à la citoyenneté au secondaire. Et puis d’en profiter pour abaisser l’âge du vote à 16 ans, de manière à ce qu’un jeune qui vote pour la première fois le fasse dans un contexte où il bénéficie de l’encadrement institutionnel de l’école qui le prépare à ce geste tout en le valorisant. L’école pourrait célébrer l’acquisition du droit de vote de la même manière que l’on célèbre l’obtention de la citoyenneté pour un immigrant. Et pour encourager les jeunes à s’engager, un Service civique pourrait leur être offert[5].
L’éducation ne réglerait cependant pas tout. C’est pourquoi nous avons aussi proposé de modifier le mode de scrutin en y introduisant une part de proportionnelle, afin de donner aux personnes qui votent pour un tiers parti ou pour un parti qui a peu de chances de l’emporter dans sa circonscription, le sentiment que chaque vote compte. Ensuite, nous suggérons de mettre en débat la notion de vote obligatoire, en vigueur dans plusieurs démocraties occidentales dont la Belgique et l’Australie.
Aucune de ces propositions n’a retenu l’attention des partis politiques durant la course électorale. Seul Québec solidaire, le parti de gauche crédité de 7,6 % des suffrages, maintient dans son programme un appui à un scrutin proportionnel. Les perspectives sont faibles pour que le gouvernement issu des urnes le 7 avril ne s’engage dans de telles avenues. Aucun signal n’a été donné en ce sens.
Bien au contraire, les résultats du scrutin ont probablement conforté les élus du parti majoritaire dans l’impression que le système électoral est bon puisqu’il leur a donné la victoire. Le gouvernement détient la majorité absolue à l’Assemblée nationale même s’il n’a récolté, au total, que 41,5 % des suffrages de 71,4 % des électeurs inscrits (ceux qui ont voté). En somme, moins de 30 % des électeurs inscrits ont voté pour le gouvernement pourtant majoritaire. Espérons qu’un jour, cette anomalie sera corrigée.
Mobilisation partisane
Au delà du nombre, voyons qui a voté et qui s’est abstenu. Deux analyses publiées à chaud dans les jours suivant le scrutin indiquent qu’il y aurait eu une hausse de la participation des électeurs libéraux dans les circonscriptions majoritairement peuplées d’anglophones et d’allophones, la mobilisation de nouveaux électeurs libéraux surtout dans les mêmes catégories mais aussi chez les francophones, une régression importante du vote péquiste et du vote caquiste et une légère hausse de l’appui aux solidaires.
Claire Durand observe que « pour la première fois dans une élection depuis le référendum de 1995, il n’y a aucune différence dans la participation selon la proportion de francophones dans les circonscriptions. (…) La forte participation des non-francophones se traduit par le fait que les 17 circonscriptions de la région de Montréal comprenant plus de 50 % de non-francophones ont toutes un taux de participation plus élevé qu’à l’élection de 2012, a-t-elle observé. À l’opposé, le taux de participation a diminué dans pratiquement toutes les circonscriptions comprenant plus de 50 % de francophones. L’élection de 2014 aura donc été très mobilisatrice pour les non-francophones »[6]. Durand impute 93 % du vote non-francophone au PLQ en 2014.
Éric Montigny et ses collègues[7] ont observé pour leur part que « les circonscriptions gagnées par un candidat du Parti libéral sont généralement au-dessus de la moyenne, alors que celles gagnées par un candidat du Parti québécois, de la Coalition avenir Québec ou de Québec solidaire se situent surtout en dessous de la moyenne » pour le taux de participation. Ils constatent que dans toutes les circonscriptions où la participation a augmenté, un candidat du Parti libéral a été élu, sauf dans Bonaventure.
Le vote francophone a aussi augmenté chez les libéraux entre 2012 et 2014 (de 21% à 29%) tandis qu’il a baissé dans les mêmes proportions au PQ (de 38% à 32%).
À première vue, on peut croire que des électeurs libéraux qui avaient abandonné leur parti en 2012 sont revenus largement au bercail. Certains qui n’avaient pas voté deux ans auparavant ont exercé leur droit de vote cette fois-ci et on peut présumer qu’une partie de ceux qui avaient fui vers la CAQ lui sont revenus. La CAQ a perdu quelque 200 000 votes entre 2012 et 2014. Les libéraux ont retrouvé 400 000 électeurs.
Pourquoi sont-ils revenus ? Certes, pour éviter de replonger dans un débat sur la souveraineté du Québec. Le poing en l’air de Pierre-Karl Péladeau a pu contribuer à cristalliser ce message. Je suis convaincu toutefois que la menace immédiate que constituait la « charte des valeurs de laïcité » du PQ a eu autant d’effet mobilisateur chez les libéraux que la menace plus lointaine d’un référendum. Des communautés culturelles entières se sont mobilisées uniquement pour la bloquer. Mais un grand nombre de Québécois d’ascendance canadienne française n’en voulaient pas non plus. Les libéraux leur offraient la certitude qu’il n’y aurait pas de telle charte sous leur gouverne. Durand suppose elle aussi que ces mouvements d’allégeance s’expliquent par le refus de la Charte. Elle estime que l’effet référendum avait déjà été enregistré en 2012.
Le PQ a perdu près de 320 000 électeurs entre 2012 et 2014. Beaucoup d’entre eux ont probablement boudé les urnes (on enregistre 120 000 votes de moins aux élections de 2014 par rapport à celles de 2012 malgré la poussée du vote libéral) ou appuyé Québec solidaire qui a gagné 60 000 suffrages entre les deux consultations.
Montigny et al avancent l’hypothèse que le résultat des élections montrent l’importance que revêt pour un parti la capacité de mobiliser ses propres électeurs. Les libéraux y sont parvenus sans peine. Le PQ a échoué à cette tâche : une partie de son électorat était déçu de voir triompher en son sein un courant nationaliste fermé et hostile aux étrangers suscitant la haine de minorités religieuses pourtant invitées à s’établir chez nous. D’autres ont été interloqués devant ce qu’ils ont perçu comme un virage à 180 degrés dans les dimensions sociales de son programme : le PQ portait le carré rouge en 2012, il mettait en avant en 2014 un baron d’industrie et magnat de presse réputé antisyndical.
Ces données nous portent à conclure que la participation électorale dépend de la capacité des partis à mobiliser les électeurs en général et les leurs (leurs partisans, ceux qui partagent la même idéologie, les mêmes valeurs, les mêmes priorités) en particulier. Or les partis semblent de moins en moins compétents à le faire. Leur membership est en baisse depuis deux décennies. Leur financement provient de moins en moins de dons d’électeurs et les changements à la loi ne feront qu’accentuer ce phénomène. Les partis ne font plus d’éducation politique. Ils sont des machines électorales qui se cantonnent dans ce modèle oligarchique tourné autour d’un chef et de sa cour.
Cette conception hiérarchique et centralisée du pouvoir n’est plus d’actualité dans une société qui évolue dans des logiques de réseaux. Dans ces réseaux, le pouvoir est partagé de manière horizontale. Les jeunes en particulier adhèrent à cette conception de la gouvernance participative et inclusive.
Orphelins politiques
L’incompétence des partis à mobiliser les citoyens en politique est sans doute l’un des facteurs déterminants de la vague d’abstention qui s’abat sur les démocraties.
Un grand nombre de citoyens compensent cette désaffection électorale par un engagement prenant d’autres formes dans la société civile. L’on peut croire que le Parti québécois avait joui, en 2012, des effets de la mobilisation citoyenne qui avait précédé le vote à travers le conflit étudiant et les manifestations pro-environnementales du printemps. Des électeurs avaient retrouvé dans le discours et le programme péquistes leurs revendications contre la hausse des droits de scolarité ou l’encadrement serré de l’exploitation des ressources naturelles. Or plusieurs ont été déçus par le gouvernement minoritaire du PQ, à tort ou à raison.
De manière plus générale, d’ailleurs, on peut observer une déconnexion entre le discours électoral des principaux partis, quels qu’ils soient, et les évolutions récentes observées au sein de la société. C’est ainsi que nombre de citoyens se sentent orphelins de la politique partisane, ne retrouvant dans aucun parti susceptible de prendre le pouvoir la synthèse des préoccupations et des aspirations qui les animent : un nationalisme civique, une société juste qui combat les inégalités et rejette l’arrogance des riches, la valorisation de la liberté et de la responsabilité individuelles puis le développement durable.
Or dans cette campagne, on nous a offert le choix entre, d’une part, un nationalisme ethnique, frileux, replié sur lui-même, et, d’autre part, l’absence de nationalisme ou le rejet de l’identité collective comme faisant partie des « vraies affaires ». Nous avons eu droit à d’ostentatoires manifestations de l’arrogance de riches à l’aise avec les paradis fiscaux, avec les primes de départ injustifiables ou avec la possession d’actifs qui mettent leur propriétaire en conflit d’intérêt avec une charge publique. Aucun engagement majeur ne fut pris pour faire espérer les réformes nécessaires pour que nos systèmes de santé et d’éducation soient à la hauteur de nos espérances. Tandis que le développement durable fut proscrit du dictionnaire électoral.
J’ai peur que cette campagne ait accentué le fossé entre les aspirations collectives des Québécois et la classe politique ce qui peut avoir comme conséquence une baisse ou au mieux une stagnation de la participation électorale et d’entretenir le sentiment d’aliénation des citoyens ainsi repoussés par une vie politique dans laquelle ils ne se reconnaissent pas.
Normalisation ou transition ?
Après les années fastes de mobilisation citoyenne ayant culminé en 2012, le scrutin de 2014 donne l’impression de nous ramener à la normale, c’est-à-dire à ce rapport distant entre des politiciens élus pour gouverner qui seront jugés dans quatre ans lors des prochaines élections générales et des citoyens qui se sentent impuissants à changer les choses.
Certains peuvent croire que l’attitude du nouveau gouvernement, qui ramène, comme avait d’ailleurs commencé à le faire le PQ avant sa défaite, le thème de l’austérité budgétaire, celui des réformes de l’Administration publique pour en réduire la taille, la relance de projets énergétiques ou territoriaux controversés, pourrait réactiver une mobilisation citoyenne importante. Or reconstruire une telle mobilisation prend du temps.
Ajoutons que celle de 2012 a laissé chez plusieurs militants un goût amer. Ils ont l’impression que ce vaste mouvement aura changé, finalement, bien peu de choses. Le retour des libéraux au pouvoir vient comme confirmer cette impression. Les résultats du scrutin de 2014 pourraient avoir un grand effet démobilisateur sur les citoyens. Alors surgit le risque d’un repli dans des voies dites alternatives, des formes de contre-démocratie[8] qui s’organisent à l’extérieur de la vie politique commune.
Il est difficile de prévoir l’avenir. Mais la transition participative est en marche dans toutes les démocraties du monde. Le gouvernement actuel sera confronté aux mêmes revendications citoyennes à l’égard des projets énergétiques ou miniers. L’acceptabilité sociale des projets d’exploitation des ressources naturelles, de développement économique ou d’aménagement des territoires est devenue une exigence. On le comprend de plus en plus dans le monde municipal et même au sein des grandes industries. Gouverner aujourd’hui ne peut plus se faire d’en haut. L’État doit être en dialogue permanent avec la société.
Un sondage mené par l’INM en 2013 indique clairement la volonté des citoyens d’être consultés entre les élections sur tous les sujets qui les concernent[9]. Cette volonté persistera dans une société scolarisée, informée et habituée à exercer sa liberté de choix à titre individuel. Cette liberté de choix doit pouvoir s’exercer aussi sur les enjeux collectifs puisque ceux-ci ont un impact déterminant sur la vie de chacun. C’est à travers des processus de participation publique ordonnés que ces choix peuvent être faits. Le scrutin du 7 avril annonce toutefois une décélération de ce mouvement au Québec.
*******************************************
[1] Les données sur les taux de participation et les résultats électoraux sont tirés du site internet du Directeur général des élections du Québec (www.dgeq.qc.ca) consulté le 13 juin 2014
[2] Baril, Geneviève, Mise à jour de l’étude de l’Institut du Nouveau Monde sur la participation électorale des jeunes, 10 mars 2014, INM, 10 p. (inm.qc.ca/cacompte) ; Baril, Geneviève. La diminution de la participation électorale des jeunes Québécois : Une recherche exploratoire de l’Institut du Nouveau. Le Directeur général des élections du Québec et l’INM, 2012, 76 p. ;
Gélineau, François et Ronan Teyssier. Le déclin de la participation électorale au Québec, 1995-2008. Chaire de recherche électorale et parlementaire, numéro 6 – août 2012, 53 pages ; Gélineau, F., Nouvelle étude sur la participation électorale à l’élection du 4 septembre 2012 : http://www.fss.ulaval.ca/cms_recherche/upload/chaire_democratie/fichiers/participation2012_communique.pdf
[3] Blais, André et Peter Loewen, Participation électorale des jeunes au Canada, Élections Canada, janvier 2011, 30 pages ; Pammett, Jon H. et Lawrence LeDuc, Pourquoi la participation décline aux élections fédérales canadiennes : un nouveau sondage des non-votants, Élections Canada, 2003, 75 pages.
[4] Baril, Geneviève, Participation électorale : L’INM propose d’instituer un rite de passage civique pour les jeunes, 10 mars 2014, INM, 12 p. (inm.qc.ca/cacompte)
[5] TNS Sofres. L’impact du Service Civique sur ceux qui l’ont fait. Note synthèse, pour l’Agence du Service Civique, février-mars 2013, No 17RE57, 6 pages.
[6] Durand, Claire, « Le vote, la Charte, nous et les autres », lapresse.ca, 19 avril 2014
[7] Montigny, Éric, Marc A. Bodet, Charles Tessier, François Gélineau, « La mobilisation du vote libéral est déterminante », Le Devoir, 18 avril 2014
[8] Lire à ce sujet Rosanvallon, Pierre, La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006
[9] Bureau des intervieweurs professionnels (B.I.P.), Sondage web sur la démocratie et la participation citoyenne réalisé pour l’Institut du Nouveau Monde. Rapport d’analyse et résultats, Montréal, 22 mai 2013, 44 p.