La société civile exclue du modèle québécois

Ce texte a d’abord paru dans Nousblogue.ca le 29 avril 2015

Il faut voir les choses telles qu’elles sont. Le « modèle québécois » de développement et de gouvernance des territoires exclura, pour un bon bout de temps du moins, la société civile des cercles de décision.

Cette évolution traduit l’adaptation du « modèle » à une approche néolibérale à laquelle la société québécoise avait résisté dans les années 1980, notamment à cause de nos enjeux identitaires qui entraient en interaction avec les dynamiques économiques pour insuffler un peu de « collectif » dans les approches de développement.

C’est en lisant le texte de Thibault Martin, sociologue spécialiste des questions autochtones à l’Université du Québec en Outaouais, publié dans L’état du Québec 2015[1], que j’ai mieux compris ce qui était en train de nous arriver.

Martin nous raconte comment ce « modèle québécois » a d’abord évolué en deux phases, à partir des années 1960. Dans la première, qui s’est terminée avec la crise des années 1980, l’État « était à la fois planificateur, régulateur, développeur et pourvoyeur ». À l’époque, le développement économique servait la montée du nationalisme. Une centrale hydroélectrique à Manicouagan était un projet collectif dont les Québécois étaient fiers. C’était un outil de souveraineté et non pas seulement un moyen de produire de l’énergie. Martin rappelle que les régions jouaient alors un rôle important dans l’économie mais aussi dans l’imaginaire québécois.

Avec la crise des années 1980, le « modèle » a évolué. Dans cette deuxième phase, l’État ne prétend plus définir à lui seul le bien commun mais s’engage dans un partenariat avec les autres acteurs de la société. Il favorise les initiatives émanant du milieu et crée des espaces de participation et de concertation de la société civile. Il devient accompagnateur, facilitateur du développement social et économique, bien que son rôle demeure central. La gouvernance devient « partenariale et distribuée » : décentralisation, régionalisation, CRD, CLD, Solidarité rurale du Québec, politique nationale de la ruralité. Cela continue jusqu’au début des années 2000.

Après son accession au pouvoir en 2003, le Parti libéral de Jean Charest entame une nouvelle redéfinition de ce « modèle ». L’État continue de jouer un rôle central dans le développement. Il continue de partager le pouvoir avec des acteurs de la société, mais de moins en moins avec la société civile au profit des élus locaux et de l’industrie. Les CRD deviennent des Conférences régionales des élus. Les CLD tombent sous la coupe des villes. Les Régies régionales de la santé deviennent des agences dont l’autonomie par rapport au ministère est réduite.

Thibault Martin évoque l’exemple du Plan nord pour illustrer cette rupture dans l’approche partenariale avec la société civile. L’essentiel de la consultation au sujet du Plan nord concernait les élus locaux et l’industrie. Certaines nations autochtones ont été incluses dans la conversation grâce aux dispositions de la Paix des braves et d’autres ententes qui leur conféraient le droit d’être consultées sur tout projet susceptible de les affecter.

Le Plan nord est aussi le théâtre d’une autre rupture. Alors que durant les projets de la Baie-James, l’État est l’instigateur, l’investisseur et le maître d’œuvre, aujourd’hui, il s’en remet à l’industrie pour fournir les capitaux et mener à bien les projets. Selon Thibault Martin, ce plan est fondé sur la philosophie du partage des risques et des bénéfices entre les industries, les municipalités et les communautés autochtones, l’État en retirant des bénéfices sous la forme de redevances et d’impôt. Dans d’autres projets, l’État est partenaire dans l’entreprise, ce qui lui garantit une part des profits.

Dans ce modèle, la société civile n’a guère son mot à dire. Sauf à protester, à s’opposer. (Il est vrai qu’elle peut aussi produire des innovations, sur la base d’initiatives nouvelles et autonomes. J’y reviendrai dans un prochain billet).

L’objectif de « construction nationale fondée sur le partenariat s’estompant, écrit Thibault Martin, la société perd aussi une partie de sa capacité à orienter son destin en fonction de valeurs collectives. Le marché devient alors l’acteur central ».  L’État continue à partager son pouvoir d’action, non plus avec la société civile, mais plutôt avec les élus locaux et les industries. « Le modèle rompt avec son passé pour s’inscrire un peu plus dans le néolibéralisme ».

Ce à quoi on assiste depuis un an, soi-disant au nom de l’équilibre budgétaire, est en continuité avec cette évolution du « modèle ». L’abolition des CRÉ, la fin du financement des CLD et de Solidarité rurale, l’abolition des agences de santé et de services sociaux, la disparition annoncée des forums jeunesse régionaux, la fin du suffrage universel pour l’élection des commissaires scolaires, toutes ces décisions convergent. Elles privent les citoyens et la société civile de lieux d’influence directe sur les décisions.

Cette évolution correspond-elle à ce que veulent les citoyens ? En tout cas, ce rétrécissement des espaces de participation risque d’avoir sur eux un effet démobilisateur. Tocqueville, ce politologue français venu visiter l’Amérique dans les années 1830, le disait fort bien. La meilleure façon de contrer l’individualisme dans une société libérale, c’est de confier localement aux gens des responsabilités et des pouvoirs. De sorte qu’ils se rendent compte qu’on ne peut guère résoudre seuls les problèmes qui nous dépassent comme individus.

Comment maintenant la société civile va-t-elle se recomposer et exercer de l’influence ? C’est de cela dont nous pourrions discuter dans ce blogue.

[1] Thibault Martin, « Gouvernance territoriale : le modèle québécois en crise », dans Annick Poitras (dir.), L’état du Québec 2015 (www.inm.qc.ca/EDQ2015), une publication de l’Institut du Nouveau Monde, Del Busso éditeur