Le retour de la coopération

Ce texte est une version abrégée de la conférence prononcée le 22 août 2012 à l’ouverture de l’Assemblée semestrielle de la Coop fédérée

Il y a des choses qui ne changent quel que soit le résultat des élections. Et l’une d’elle est une idée toute simple : la force de la coopération, sa prégnance comme l’une des caractéristiques de notre petite nation et puis son rôle non seulement pour nous aider à sortir de la crise financière et économique mais pour construire à long terme un Québec meilleur. La coopération, que l’on célèbre en particulier cette semaine alors que se tient au Québec un forum mondial des coopératives en cette année internationale qui leur est consacrée.

Il suffit de regarder les chiffres à l’échelle mondiale. Le secteur des coopératives regroupe près d’un milliard de membres dans plus de 90 pays.

Les 300 coopératives les plus importantes au monde ont des revenus supérieurs à 1000 milliards de dollars, soit environ l’équivalent de l’économie d’un pays comme l’Espagne, et seulement un peu moins que celle du Canada.

Les coopératives créent plus de 100 millions d’emplois à travers le monde, c’est 20 % de plus que les multinationales.

Depuis dix ans à l’INM, en réfléchissant aux meilleurs moyens de faire participer les citoyens, je me suis beaucoup intéressé aussi aux coopératives et à l’économie sociale en général. Je trouve dommage, parfois, que l’on associe les coops et l’économie sociale à des alternatives marginales. C’est vraiment pas connaître le monde de la coopération pour soutenir une vision restrictive comme celle-ci. Mais on l’entend souvent. De la bouche de premiers ministres, même, qui voient votre secteur comme quelque chose de «nice to have», complémentaire, qui donne bonne conscience. Ah, on a des coops, nous. Mais quand on parle de créer de la richesse, des emplois, de la croissance, on parle des « choses sérieuses »  (sic !) : les multinationales, les grandes banques, la Bourse… Bref, on pense à tout ce qui a causé la crise financière et économique que l’on subit depuis 2007…

Sortir de la marginalité

J’ai lu la résolution adoptée en 2009 par l’Assemblée générale des Nations unies proclamant 2012 comme l’année internationale des coopératives. On est tous contents que les Nations unies reconnaissent ainsi le rôle des coopératives dans le monde. Mais je n’ai pu m’empêcher de noter que ce rôle, on le voit plus dans le développement social que dans le développement économique des nations et des communautés, en particulier auprès des personnes exclues, plus démunies. On n’y voit pas, on dirait, comment l’ensemble des entreprises capitalistes ou pas, pourraient tirer des leçons du fonctionnement coopératif pour devenir plus efficaces, plus productives, plus pertinentes. C’est comme si on voyait les coops comme un moyen d’aider les pauvres à s’en sortir. Comme si elles étaient des mesures de transition. Une bonne école d’apprentissage. Mais jamais une fin en soi, jamais un modèle à imiter. Cette perception-là doit changer.

J’aime bien que l’ONU affirme que les coopératives aident les femmes, les jeunes, les autochtones, les personnes âgées, les personnes handicapées, des communautés rurales, à participer au développement économique et social. Mais quand va-t-on dire que toutes les entreprises, quel que soit leur mode de propriété, devraient contribuer à susciter cette participation ? Et donc, copier, ou du moins s’inspirer, des caractéristiques gagnantes du modèle coopératif afin de se moderniser. De répondre aux besoins et aux aspirations d’aujourd’hui.

Notre Histoire commune

La coopération est une de nos forces. C’est une force, en soi. Et c’est une des forces que nous avons développées au Québec, plus qu’ailleurs au Canada. La moitié des emplois coopératifs au Canada sont au Québec. Il y a deux fois et demi plus de coopératives chez les francophones que chez les anglophones au Canada. Ça tient en partie à notre histoire. Quand les curés, à l’époque de la survivance, entre 1850 et 1950, ont promu la coopération et en particulier soutenu le développement des caisses Desjardins,  y voyant un moyen pour contrer les forces qui entraînent le changement social, que ce soit de nouvelles formes de loisir, la presse à grand tirage et le syndicalisme d’allégeance socialiste. On veut contenir, voire étouffer le plus possible les poussées d’anticléricalisme qui se manifestent bruyamment en Europe. En ce sens, capitalisant sur son statut social, ses nombreux effectifs et l’étendue de ses pouvoirs, notamment par le contrôle qu’il exerce sur le système scolaire et sur le réseau d’assistance sociale, le clergé conclut qu’il doit s’engager pour améliorer la condition matérielle des travailleurs de la ville et de la campagne. La caisse populaire et d’autres formes de coopératives sont perçues comme une solution favorisant le relèvement économique et moral, un moyen appuyant le progrès de l’agriculture et, ultimement, un mécanisme pour resserrer les liens qui unissent le peuple et ses chefs spirituels.

Mais nous sommes sortis de cette époque tandis le mouvement coopératif, lui, a continué à prendre de l’ampleur. En s’adaptant, certes. Mais en continuant. Le mouvement coopératif dans son ensemble est en croissance chez nous : de 1996 à 2005, 1500 nouvelles coopératives ont vu le jour. 150 par année. Je n’ai malheureusement pas en main les chiffres plus à jour. Et ce dans une multitude de secteurs qui vont de la finance à l’agriculture, à l’habitation, aux services funéraires. Et je ne parle pas des caisses populaires. Selon le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité, le nombre d’emplois net dans les coopératives non financières a crû de 37,3 % de 1999 à 2009, en comparaison de 15,7 % pour l’économie québécoise en général. Environ 7 % des emplois québécois sont liés à l’existence de ces entreprises collectives. Certes, on trouve mieux ailleurs (16% aux Pays-Bas), mais par rapport au reste de l’Europe, la performance québécoise est plus qu’honorable, mais elle est extraordinaire lorsqu’on la compare au reste de l’Amérique du Nord. Ces 7% d’emplois-là, ils ne sont pas marginaux. Ce sont de vrais emplois. Et ils sont plus durables que les autres. En effet, le taux de survie des coopératives est plus élevé que celui des entreprises du secteur privé. Une étude réalisée au Québec en 2008 a révélé que 62 % des nouvelles coopératives fonctionnent encore après 10 ans par rapport à 44 % pour les autres nouvelles entreprises.

Des entreprises durables

Et vous savez bien à quoi ça tient, cette durabilité. Quand quelque chose t’appartient, tu veux le garder. Et quand ça appartient à un groupe, et que dans ce groupe, tout le monde est égal, ça t’oblige à discuter avec les autres avant de prendre des décisions précipitées, axées uniquement sur ton intérêt personnel. Alors avant de fermer boutique, les coopératives vont préférer adapter leur fonctionnement, augmenter la cadence, maintenir les emplois quitte à réduire un peu les salaires. En tout cas, on va éviter de couper des postes ou réduire la rémunération juste pour augmenter de 1 ou 2 % les revenus d’actionnaires lointains qui n’ont d’autre intérêt dans une entreprise que le montant des dividendes qu’elle leur rapporte tous les trois mois. Les coops échappent, pas totalement, parce qu’elles sont en concurrence avec les entreprises à capital-actions, mais en grande partie, à la dictature de la Bourse. Elles sont très difficiles à déménager (les économistes disent : à délocaliser… ce qui veut dire envoyer les emplois en Chine ou en Inde…). De ce fait, elles participent à l’occupation dynamique de nos territoires, au développement des régions ou des villes. Les coops ne sont pas confinées au monde rural. Elles contribuent au maintien des populations dans des villages qui mourraient autrement. Entre autre parce qu’elles donnent à leurs membres le contrôle sur les décisions qui sont prises. Évidemment, tout ça dans un contexte de marché où il faut concurrencer les entreprises étrangères dans son propre secteur. Et puis, en général en tout cas, on n’achète pas et on ne revend pas une coopérative, on passe le relais. Paraphrasant Antoine de Saint-Exupéry, je dirais que les coopératives ne nous appartiennent pas, ce sont nos enfants qui nous les ont prêtées. Ainsi nombre de coopératives sont presque que centenaires !

« Filles de la crise »

Mais en tout cas, les coopératives ont un rôle important à jouer et peut-être aujourd’hui encore davantage qu’hier. Pourquoi ? Parce qu’on sort d’une crise financière et économique, qui est loin d’être terminée. Or on observe dans l’Histoire que les coopératives ont connu un essor considérable au lendemain de crises comme celle-ci. Par exemple, la crise économique qui suit le krach boursier de 1929, à l’instar de l’ensemble des pays développés, a durement éprouvé le Québec. Or la période 1930 à 1945 va constituer au Québec « l’âge d’or » du développement coopératif dans un ensemble de domaines. Ce fut pareil après la crise du début des années 1980 puis celle du début des années 1990, entre autre au Sommet économique de Lucien Bouchard qui accouche du chantier de l’économie sociale. C’est pareil ailleurs. « La coopérative est fille de la crise », soulignait récemment Philippe Mangin, président de l’Alliance des Coopératives Agricoles, de COOP de France et d’InVivo, à l’occasion de la campagne présidentielle. « La coopérative a été conçue pour reconstruire l’agriculture d’après-guerre ou encore pour faire face aux terribles crises viticoles de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle », a-t-il rappelé. Pourquoi ? Eh bien parce que « toute crise incite au rapprochement, à la mutualisation et à la solidarité. L’endettement de notre pays, l’incertitude sur l’avenir de l’Euro, la montée du chômage, la folie spéculative sur les marchés, sont les nouveaux fléaux qui menacent d’ébranler notre économie. En France, la sortie de crise ne se fera pas avec des promesses ou des slogans électoraux, mais en décidant de jouer collectif, d’unir nos forces et de “chasser en meute”. » Fin de la citation. Dans une étude publiée en 2009 par l’Organisation internationale du travail, il est démontré que les entreprises coopératives sont celles qui, de façon générale, ont le mieux résisté à la crise financière qui s’est amorcée en 2008. On pourrait dire la même chose au Québec.

Vous savez, quand survient une crise, quand ça se met à aller mal, on a souvent comme réflexe, nous les Nord-Américains imbus d’individualisme, de « serrer les fesses » en espérant que ça passe. Or dans notre histoire, c’est plutôt quand on s’est serré les coudes qu’on s’en est tous mieux sortis. Juste en s’en tenant à un passé récent, pensons à la Révolution tranquille où l’on s’est donné un État digne de ce nom, un système d’éducation public pour que chaque tit-cul, peu importe où le hasard l’a fait naître, puisse avoir accès à une école et ainsi se libérer du risque de l’ignorance ; un système de santé public pour libérer chacun d’entre nous du risque de la maladie ; des outils de développement économique comme la Caisse de dépôt et placement ; un système public de retraites pour assurer une certaine sécurité financière à chacun d’entre nous. Puis pensons aux divers sommets, aux mécanismes de concertation que l’on s’est donnés, aux fonds de travailleurs et ainsi de suite. Le Québec s’est développé par diverses formes de collaboration, de solidarité, de participation. Bref, par la coopération. Même au sein de Québec Inc.

Je note cependant que les Québécois, bien qu’ils misent sur le collectif, ne sont pas autant qu’on le prétend dans certains milieux conservateurs, en attente que l’État règle tout pour eux. Au contraire. Je dirais que les Québécois sont foncièrement libéraux, au sens philosophique du terme. Ils croient dans l’initiative individuelle ou de petits groupes. Dans l’Histoire, les coopérateurs ont souvent résisté aux volontés de l’État de les encadrer trop sévèrement. Récemment, pour répondre aux pénuries de médecins dans les régions, qu’ont fait bon nombre de nos concitoyens ? Ils ont fondé des coopératives de santé. Ils n’ont pas attendu que le bon ministre Rochon, Legault, Marois, Couillard ou Bolduc, règle le problème. Ils ont pris l’initiative. Les coops font montre d’esprit d’entreprise. Elles sont fières de leur indépendance. Les coops, j’y reviens toujours finalement, sont des outils de liberté.

La coopération, aussi bon que la compétition

On commence, peut-être à cause de la crise, à réaliser partout dans le monde que la coopération est aussi importante, sinon plus, que la compétition pour développer le monde. Sur le plan des principes, j’entends. Pour résoudre les problèmes. Cet été, le magazine Time, aux États-Unis, proposait sur sa page couverture une réflexion sur le rêve américain. Vous savez, cette idée que chaque individu peut, à partir de rien, devenir milliardaire. L’article montre que dans le récit du rêve américain, on néglige toujours le rôle du gouvernement, qu’on aime bien détester aux États-Unis. Mais qui a construit le chemin de fer qui a ouvert l’Ouest aux plus entreprenants ? On oublie le rôle des budgets militaires dans le développement économique de villes entières, que ce soit pour l’industrie ou pour maintenir les garnisons prêtes à l’intervention. Je pourrais continuer. Toujours en juillet, le magazine scientifique Scientific American faisait sa Une avec un titre intéressant : L’Évolution de la coopération. Ou : la Compétition n’est pas la seule force qui a façonné la vie sur Terre. L’auteur, un chercheur réputé, montre comment la théorie de l’évolution de Darwin, qui indique que la vie sur Terre a évolué par élimination des espèces les plus faibles, ne dit pas tout sur l’histoire de notre planète. En effet, on trouve, autant chez les insectes que dans les cellules humaines, des formes de coopération qui assurent la survie et l’amélioration des espèces. Si c’est bon pour la vie, pour la nature, ce ne doit pas être trop mauvais pour les sociétés.

Il faut, je pense, faire confiance à nos valeurs, à notre Histoire, quand on envisage l’avenir. Il ne faut pas se laisser enfermer par le passé. Ce serait idiot. Mais en même temps, si une petite nation comme le Québec a pu survivre et se développer au point d’être l’une des 20 économies les plus performantes au monde, ce que nous sommes et avons été doit y être un peu pour quelque chose.

Puiser dans nos valeurs

Suzanne Berger est professeur de science politique au MIT (Massachussets Institute of Technology) où elle dirige l’International Science and Technology Initiative. Avec une équipe de chercheurs, elle a mené une enquête auprès de 500 entreprises à travers le monde, pendant cinq ans, pour comprendre les mécanismes de la mondialisation. Le résultat de cette recherche est présenté dans un livre paru il y a quelques années en version française : Made in Monde. Les nouvelles frontières de l’économie mondiale.

Mme Berger montre que la mondialisation n’est pas tant caractérisée par l’ouverture des frontières, un phénomène qui n’est pas nouveau, ou même par le volume des échanges commerciaux, qui n’est pas plus important aujourd’hui qu’au 18e siècle, toutes proportions gardées. Elle est caractérisée par l’organisation et les liens entre les entreprises, la sous-traitance, la localisation des emplois, etc. Mais surtout, Suzanne Berger a découvert qu’il n’y a pas UNE façon pour un pays de participer à la mondialisation. Il n’y a aucune solution privilégiée. Il y a autant de modèles de multinationales qu’il y a de pays où sont nées ces multinationales.

Ce qu’elle nous apprend, c’est que le succès d’une entreprise dépend essentiellement de sa capacité à gérer son héritage, les valeurs qui lui viennent de son passé et du pays où elle est née, de manière dynamique dans le cadre d’une économie nouvelle. Chaque entreprise a sa façon de procéder. Les Américains, par exemple, acceptent plus facilement que d’autres de voir disparaître des entreprises non rentables pour voir se recombiner les ressources dans une nouvelle entreprise. Ils recourent plus facilement à la sous-traitance, y compris dans leur propre pays. Leur activité économique est déjà modulaire.

Mais Mme Berger a vu d’autres entreprises, au Japon, en Allemagne ou en Italie, qui ne possèdent pas cette culture modulaire. Dans ces pays, on recoure beaucoup moins à la sous-traitance et on favorise la survie des entreprises, le maintien du lien d’emploi et des droits des travailleurs. Ces entreprises-là ont autant de succès dans la mondialisation que les entreprises américaines. Et leur succès, nous dit Suzanne Berger, tient dans le fait qu’elles ont su, dans un contexte changeant, s’appuyer sur leur héritage. En somme, s’appuyer sur leur culture, leurs valeurs, leur vision du monde et des liens entre les personnes et les entreprises.

Pourquoi les coopératives québécoises réussissent-elles ? Parce qu’elles savent s’appuyer sur un héritage culturel et une vision du monde qui nous vient de notre expérience de minorité culturelle et linguistique, longtemps pays de bas salaires et de chômage, qui, après avoir traversé cent ans de survivance, a cherché à prendre le monde à bras-le-corps. Le Québec a du succès lorsqu’il sait gérer de manière dynamique cet héritage. Il échoue, lorsqu’il oublie ses valeurs.

Ces valeurs, quelles sont-elles : la démocratie à l’intérieur de l’entreprise et le contrôle collectif de l’organisation, la solidarité avec le milieu de vie, la pérennité et le respect des travailleurs, la proximité et le respect des territoires, l’ancrage dans la communauté, l’égalité dans les droits et la reconnaissance de l’initiative. Il faut aussi faire preuve de leadership. Le Québec a besoin de gens qui se tiennent debout. Non pas le poing sur la table, mais la main tendue.