Prudence législative et patience démocratique : les leçons d’un débat public sur la neutralité religieuse de l’État au Québec
Ce texte est un chapitre de l’ouvrage dirigé par Alain G. Gagnon et Jean-Charles St-Louis intitulé Les Conditions du dialogue au Québec, publié par la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes et Québec-Amérique, Montréal, 2016, p. 147-170
- Un débat légitime
Au Québec, le principe de la séparation des Églises et de l’État fait consensus. En effet, l’État est laïque. La liberté de conscience est inscrite dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, qui protège les citoyens contre la discrimination dont ils pourraient être victimes pour ce motif. Au cours des dernières décennies, le système scolaire québécois a été déconfessionnalisé. L’Assemblée nationale a rejeté à l’unanimité, en 2005, l’implantation de tribunaux islamiques au Québec et au Canada[1]. La laïcité de l’État est citée comme l’une des valeurs de la société québécoise dans l’Agenda 21 de la culture du Québec adopté en 2011[2].
La laïcité de l’État reste toutefois un chantier inachevé. Le principe de la laïcité de nos institutions publiques n’est affirmé dans aucune loi. En réalité, c’est le contraire qui est vrai puisque « la suprématie de Dieu » est l’un des principes inscrits dans la Constitution canadienne. Certains font aussi valoir que la présence du crucifix à l’Assemblée nationale ou dans la salle du conseil municipal, les subventions à certaines écoles privées confessionnelles, les avantages fiscaux consentis aux Églises ou la prière qui était récitée à l’ouverture de certains conseils municipaux sont autant d’accrocs à ce principe. À l’inverse, des changements réalisés en son nom ces dernières années, dont l’abolition du cours d’enseignement religieux à l’école, sont toujours l’objet de débats et de revendications de la part de divers groupes.
Des incertitudes subsistent quant à la nature exacte et la portée du régime québécois de laïcité. La diversification de l’immigration au Québec, notamment en provenance des pays de confession islamique, couplée à une actualité internationale qui fait une large part à des actions menées par des djihadistes au nom d’Allah a contribué à raviver le débat sur ces questions. La crise des accommodements raisonnables de 2007 a aussi laissé des traces. Le Québec n’est d’ailleurs pas la seule société traversée par des doutes et des interrogations sur ce sujet.
1.1. Clarifier les valeurs québécoises
L’Institut du Nouveau Monde (INM) a pu constater, à travers les diverses consultations qu’il a menées depuis dix ans, le désir d’un grand nombre de Québécois de clarifier non seulement la relation entre l’État et les religions, mais aussi de définir les valeurs que nous partageons. La conversation publique sur la culture québécoise organisée par l’INM en 2007 avait conduit les mille cinq cents participants à proposer que la société québécoise fasse le point sur les valeurs communes qui unissent les Québécois, quelles que soient leurs origines. Ce thème a été l’un de ceux qui ont suscité le plus d’intérêt durant toute la démarche qui s’est déployée aux quatre coins du Québec.
Ce rendez-vous sur la culture a fait apparaître une difficulté pour nombre de citoyens à se définir collectivement. Plusieurs causes participent de la formation de ce sentiment. Bien sûr, l’un de ces facteurs tient à la diversification de la population québécoise sous l’impact de l’immigration. Mais les citoyens ont aussi nommé le manque de dialogue entre les générations, la faible connaissance de l’histoire, les lacunes dans la transmission des traditions et un certain fossé entre Montréal, où se concentre l’immigration, et les autres régions du Québec. Les participants ont également mentionné la montée de l’individualisme, la prégnance d’une culture de consommation ainsi que la mondialisation comme d’autres facteurs explicatifs[3]. Cette incertitude quant à la capacité de dire ce qui nous unit comme peuple était perçue par les participants comme quelque chose à régler.
Cette préoccupation explique en partie la popularité du thème proposé au débat par le gouvernement du Québec dans ses orientations du 9 septembre 2013, celui des valeurs québécoises. La laïcité fait partie de ces valeurs. D’ailleurs, une autre des priorités lors de notre rendez-vous sur la culture de 2007 était celle-ci : « Que les institutions publiques québécoises soient complètement laïcisées » et cela, précisait-on, « tout en préservant l’expression symbolique dans l’espace public ».
Les débats portant spécifiquement sur la laïcité n’ont pas permis à l’époque de faire le point sur les modalités qui devraient être adoptées à cet égard. La question du port de signes religieux par les employés de l’État n’avait pas été débattue. Elle n’était pas à l’ordre du jour de la discussion publique à cette époque pourtant pas très lointaine, il y a tout juste neuf ans. Aucun parti politique ne soutenait une telle proposition à ce moment-là.
La laïcité n’est cependant pas la seule des valeurs partagées par les Québécois. Lors de ce rendez-vous sur la culture, nous avons invité les citoyens à en dresser la liste. Ils ont nommé, bien sûr, l’égalité entre les hommes et les femmes. La langue française a été désignée comme le principal vecteur de l’identité québécoise. Mais ils ont ajouté l’entraide, la solidarité, le partage, le sens de la famille, la paix, la démocratie, l’éducation pour tous, la justice, l’écologie, la sympathie envers les immigrants, la dignité de l’être humain, l’ouverture sur le monde, la réduction des écarts entre les riches et les pauvres, la liberté et la responsabilité. On notera au passage que ces valeurs dites québécoises sont des valeurs universelles, qu’elles sont en équilibre les unes avec les autres et qu’elles sont, d’une manière ou d’une autre, à peu près toutes nommées ou évoquées dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne.
1.2. Définir le régime de laïcité du Québec
C’est aussi en 2007 qu’a eu lieu un débat passionné sur la question des « accommodements raisonnables ». Le gouvernement a alors créé la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, la Commission Bouchard-Taylor.
La Commission Bouchard-Taylor a émis plusieurs recommandations[4] placées sous le titre général de la conciliation. Sur la question spécifique de la laïcité, la Commission recommandait dans son rapport publié en 2008 que le gouvernement lance un débat sur le régime de laïcité par la publication d’un livre blanc qui aurait défini la laïcité, rappelé les choix faits par le Québec au fil de son histoire, défendu une conception ouverte de la laïcité et exposé les aspects requérant des débats plus approfondis au sein de la société québécoise. La Commission ne jugeait pas nécessaire d’adopter un train de mesures législatives. Il s’agissait surtout de clarifier le régime de laïcité déjà présent au Québec et de fournir aux Québécois un référent commun. La Commission proposait d’interdire le port de signes religieux aux magistrats et procureurs de la Couronne, aux policiers, aux gardiens de prison et aux président et vice-présidents de l’Assemblée nationale.
On peut considérer que les gouvernements qui se sont succédé ont cherché à répondre, chacun à sa façon, aux préoccupations des Québécois pour les sujets dont nous débattons aujourd’hui. Il reste que les réponses semblent insatisfaisantes et que la recherche des meilleurs moyens pour affirmer le caractère laïque de l’État et exprimer les valeurs partagées par la population québécoise est une demande à laquelle les gouvernants doivent être sensibles. Le débat en cours est légitime et il est voulu par une partie importante de la population.
Le gouvernement libéral de l’époque n’a pas mis en œuvre toutes les recommandations de la Commission Bouchard-Taylor. L’Assemblée nationale a toutefois adopté à l’unanimité, le 12 juin 2008, sur proposition du gouvernement, une loi modifiant la Charte québécoise des droits et libertés de la personne qui renforce le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes, tel que l’avait suggéré la Commission[5]. Le gouvernement avait aussi déposé le projet de loi 94 devant établir des balises aux pratiques d’accommodement dans le secteur public, projet de loi qui n’a cependant jamais été adopté.
À l’occasion des élections du 4 septembre 2012, le Parti québécois avait formulé deux engagements distincts relatifs aux questions actuellement débattues[6]. L’une consistait à « doter le Québec d’une constitution et la faire adopter par l’Assemblée nationale après une large consultation de la population, pour affirmer et établir juridiquement les valeurs fondamentales de la nation québécoise tout en tenant compte du patrimoine historique, telles que la prédominance de la langue française, l’égalité entre les femmes et les hommes et la laïcité des institutions publiques ». L’autre prévoyait d’« élaborer une charte québécoise de la laïcité ». Le 9 septembre 2013, le gouvernement du Québec, issu du Parti québécois, a dévoilé ses orientations en matière « d’encadrement des demandes d’accommodement religieux, d’affirmation des valeurs de la société québécoise ainsi que du caractère laïque des institutions de l’État ». Les orientations ont été transposées dans le projet de loi 60, « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et des hommes et encadrant les demandes d’accommodement », présenté à l’Assemblée nationale le 7 novembre.
1.3. Un consensus sur les principes, des désaccords sur les modalités
L’analyse des positions prises dans l’espace public au sujet des orientations gouvernementales ainsi qu’un exercice délibératif mené par l’INM à l’automne 2013 avec plusieurs citoyens[7] indiquent qu’un consensus ferme existe sur le principe d’affirmer le caractère laïque et la neutralité religieuse de l’État, ainsi que le devoir de réserve des employés du secteur public à cet égard. L’encadrement des accommodements de nature religieuse fait généralement consensus, même si certaines personnes jugent qu’il n’est pas nécessaire d’enchâsser dans une loi des principes déjà reconnus par les tribunaux. L’obligation de découvrir son visage pour offrir ou recevoir des services publics fait l’unanimité, bien que certains estiment que cette obligation ne découle pas du principe de laïcité, mais relève plutôt d’exigences liées à l’obligation de donner son identité, à la bonne communication entre les citoyens d’une même société ou à la sécurité.
Il semble bien que ces éléments du projet gouvernemental faisaient plus facilement consensus parce qu’ils découlent de ce qui est devenu depuis longtemps déjà une norme sociale. Par contre, de vifs désaccords s’expriment quand il s’agit d’interdire le port de signes religieux par les employés de l’État. Cette proposition est récente dans l’histoire politique et sociale du Québec. Elle n’a pas été l’objet de débats approfondis, sauf peut-être à l’occasion de la Commission Bouchard-Taylor qui concluait pourtant, après analyse, que l’interdiction du port de signes religieux ne devrait s’appliquer qu’aux agents de l’État qui ont un pouvoir de coercition. Le Conseil du statut de la femme avait publié en septembre 2007 un avis favorable à une interdiction générale. L’avis n’a été suivi ni d’une action précise du gouvernement ni d’un vaste débat social. C’était la première fois en 2013 qu’un gouvernement du Québec soutenait et soumettait au débat une telle proposition.
Or, cette interdiction met en cause l’exercice d’une liberté fondamentale reconnue par les chartes des droits, la liberté de conscience. Les droits de la personne sont l’un des principaux fondements des démocraties libérales et les chartes font partie de la vie des Québécois depuis maintenant près de trente-cinq ans pour la Charte canadienne et quarante ans pour la Charte québécoise. C’est peut-être pour ces raisons que le consensus n’est pas clair non plus sur la nécessité, pour réaliser les objectifs du projet de Charte des valeurs de la laïcité, de modifier en même temps la Charte québécoise des droits et libertés de la personne.
Le débat public sur la réalisation de la laïcité de l’État québécois est totalement légitime et s’inscrit dans des questionnements de longue date. À la lumière des meilleures pratiques de participation et de délibération démocratiques, on peut cependant dire que les consultations entourant le projet de loi 60 ont manqué de la prudence et de la patience qui devraient marquer un débat public de cette envergure.
2.1. La démocratie : chaque citoyen peut participer à la définition de la volonté générale
La démocratie porte en elle une claire espérance : celle de voir triompher l’hypothèse selon laquelle « tous les êtres naissent et demeurent libres et égaux en droits, avec cette conséquence qu’il n’y a d’obéissance légitime que celle à laquelle on a préalablement consenti[8] ». Dans sa lecture de Tocqueville, Pierre Manent souligne que « l’homme démocratique est gouverné par le dogme de la souveraineté de l’homme sur ses propres actions[9] », une société dans laquelle « les actions de chacun n’ont que deux sources légitimes : sa volonté strictement personnelle ou alors la volonté générale[10] ». La démocratie implique que chaque être, égal en droits et en dignité, participe à la définition de cette volonté générale qui devient la règle ou la norme qui gouverne un territoire sur lequel s’exprime la souveraineté du peuple.
En démocratie, le peuple est souverain. Tout autre choix « reviendrait à le soumettre à une force extérieure », nous rappelle Tzvetan Todorov. Mais le pouvoir collectif est restreint : « Il doit s’arrêter aux frontières de l’individu, qui reste maître chez lui[11]. » La démocratie établit une relation entre deux formes d’autonomie, la souveraineté du peuple et la liberté de la personne. L’individu ne se soumet à la souveraineté du peuple et n’obéit aux lois que parce que « l’union avec ses semblables lui paraît utile », écrivait Tocqueville. Mais aussi parce que, en démocratie, « chaque individu forme une portion égale du souverain et participe également au gouvernement de l’État[12] ». Pour résumer, « le peuple ne gouverne que si, dans tous les domaines de la vie, chaque individu n’obéit qu’à lui-même, soit à lui-même comme individu particulier dans ce qui lui est strictement personnel, soit à lui-même comme membre du souverain, coauteur de la volonté générale, dans ce qui regarde le bien public[13] ».
L’une des grandes questions posées par la démocratie est donc celle de savoir comment se constitue cette volonté générale et quelles sont les sources de la légitimité des décisions qui sont prises en son nom. L’un des mécanismes agissant dans la définition de la volonté générale est l’opinion publique, une forme non réglée, sauvage, mais effective de la souveraineté du peuple, où se mêlent allègrement croyances, préjugés et intérêts. Cette opinion publique se cristallise dans le débat public, ce processus continu de circulation et de confrontation de discours qui se déroule dans l’espace public. Il renvoie aux dialogues collectifs, aux échanges d’arguments et à l’examen de questions par la rencontre de positions contradictoires[14].
2.2. Les vertus d’un débat public ouvert et continu
Le débat public peut difficilement être réglementé, sauf, comme c’est le cas, pour en limiter les excès qui peuvent porter atteinte aux droits et libertés fondamentales. Chaque société possède son éthique du débat public, qui évolue selon les traditions qui lui sont propres.
Les médias, les réseaux de communication et les organisations de la société civile jouent un rôle clé dans la circulation et la formation des opinions, voire au départ sur le choix des sujets qui font l’objet de ces débats. Ils participent aussi à l’élaboration de ceux-ci. Le débat public prend d’abord la forme d’une conversation ouverte et continue marquée par la pluralité : il existe différentes opinions, valeurs et interprétations de ce qu’est le bien commun et de ce que devraient être les fins poursuivies par la collectivité[15].
Le débat public ne donne pas lieu uniquement à l’échange de raisonnements et d’arguments logiques étant donné que les enjeux débattus sont investis de passion et que les débats portent sur des valeurs, des enjeux de culture ou des normes qui régissent les relations sociales (la forme du vivre ensemble). La connaissance scientifique irrigue le débat, mais celui-ci n’est pas réservé aux experts. Le débat public est aussi essentiel à l’exercice libre de la citoyenneté. Il permet à chacun de participer à la vie démocratique au-delà du processus électoral et de ressentir son appartenance à une communauté politique. Il suscite l’expression de solidarités. Il permet également à des groupes minoritaires d’exprimer une identité, des besoins et des ambitions, et de les faire reconnaître par la société.
Dans le débat public, les membres des élites, des institutions et des groupes sociaux dominants peuvent imposer et renforcer leur position par le jeu des discours. Les partis politiques participent à ce débat continu et, de même que les autres acteurs de la société, utilisent toutes les stratégies et les tactiques disponibles pour emporter la conviction des citoyens.
Le débat public existe donc en dehors des processus formels de décision étatique.
2.3. Le grand jeu de la politique
Dès lors qu’un processus de décision étatique est entamé, la nature du débat public doit évoluer. Certes, la conversation ouverte se poursuit, mais, en démocratie, un processus balisé se déclenche pour mener à la meilleure décision possible pour l’intérêt public.
Dans sa théorie du fonctionnement de l’État[16], Gérard Bergeron découpe le phénomène étatique en trois niveaux : le régime, la gouverne et la société (la « politie »). Le grand jeu de la politique s’articule essentiellement dans la relation entre la gouverne qui regroupe les ministres, députés, administrateurs, fonctionnaires et juges, et la société qui regroupe l’ensemble des citoyens.
On dit souvent que le rôle de l’État est d’arbitrer les intérêts de la société. Comme si l’État, lui, n’avait pas d’intérêt ni de préférences. Or, l’État, ou ceux qui participent à sa gouverne, pour reprendre les termes de Bergeron, a des préférences. Les préférences de l’État[17] sont celles qui bénéficient du soutien le plus déterminant à l’intérieur de l’appareil en fonction du nombre de dirigeants publics qui les partagent. Ces derniers peuvent avoir des avis différents en fonction de leur position hiérarchique et stratégique relative au problème qui est en jeu, de l’information dont ils disposent, de leurs compétences et de leurs habiletés à exprimer leur point de vue. Leurs opinions peuvent aussi être dictées par leur plan de carrière, leur loyauté à l’État, leurs orientations idéologiques, leur conception de l’intérêt collectif, leur désir d’attacher leur nom à une réalisation ou de tout autre phénomène qui les amène, à un moment précis de l’histoire, à vouloir faire triompher une idée.
La négociation entre les partis politiques est l’un des mécanismes qui contribuent à définir ce que sera, sur la question de la laïcité par exemple, la préférence des gouvernants. Les interventions de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, celles du Conseil du statut de la femme, du Conseil supérieur de l’éducation, des commissions scolaires ou des directeurs d’hôpitaux font également partie du jeu de négociations entre les divers acteurs publics. Les juges auront un mot à dire si, une fois adoptée, la loi est contestée. En politique, le plus souvent, c’est ce jeu qui forme le spectacle médiatique.
Pour être acceptées, les actions et les décisions des gouvernants doivent paraître légitimes. La légitimation des décisions est un processus circulaire. Elle découle d’abord du régime, celui-ci étant formalisé par la constitution du pays qui régit la gouverne, définit l’étendue des pouvoirs de chacun et habilite les gouvernants, les législateurs, les juges et les administrateurs à faire ce pour quoi ils sont élus ou désignés. La constitution fixe des limites à leur pouvoir. Tant que l’action d’un gouvernement se joue à l’intérieur de ces limites, son action est vue comme étant légitime.
Mais la légitimité s’acquiert et se conserve également par la réaction de la société, qui envoie des messages aux gouvernants confirmant ou infirmant la légitimité de leurs actions. Les citoyens disposent d’un éventail de moyens d’action qui vont de l’acceptation passive des décisions à la rébellion.
2.4. Les modalités de légitimation contestées
Trois facteurs ont déterminé historiquement la légitimité des décisions étatiques du point de vue de la société :
- L’approbation présumée de ces décisions par l’élection au suffrage universel, comme moyen ultime de juger de l’adéquation entre la conduite d’un gouvernement et les préférences de la société (cela sans exclure les autres moyens d’expression à la disposition de la société pour envoyer aux gouvernants des messages d’approbation ou de désapprobation).
- La conformité aux normes édictées et contrôlées par l’administration publique, gardienne de l’intérêt général.
- La surveillance exercée par la société civile et l’influence que celle-ci réussit à exercer sur le gouvernement, à travers des alliances et des rapports de force[18].
Depuis maintenant plusieurs décennies, et en particulier depuis le début des années 1980, ces trois modalités de légitimation des décisions de l’État ont été fortement ébranlées.
La légitimation par les urnes a d’abord reculé du fait de la relativisation de la fonction de l’élection, mais également par le déclin de la participation électorale. L’élection, on l’oublie, est d’abord et avant tout un mécanisme de désignation des gouvernants. Elle n’implique plus une légitimation a priori des politiques qui seront ensuite mises en œuvre. C’est entre autres parce que la notion de majorité a changé de sens. Ainsi, « l’intérêt du plus grand nombre ne peut plus être aussi facilement assimilé que dans le passé à celui d’une majorité. Le “peuple” ne s’appréhende plus comme une masse homogène. […] “Peuple” est désormais aussi le pluriel de “minorité”[19] ». C’est également parce que la mathématique électorale permet aujourd’hui à un parti de conquérir le pouvoir et de détenir la majorité au Parlement avec moins de 40% des suffrages, exprimés par une proportion toujours plus petite des électeurs inscrits.
De son côté, le pouvoir normatif et égalisateur de l’administration publique a été fortement délégitimé. La rhétorique néolibérale a joué son rôle en affaiblissant la respectabilité de l’État. La nouvelle gestion publique a en outre contribué à dévaloriser la figure classique du fonctionnaire comme gardien de l’intérêt général, rationnel, désintéressé et bienveillant, qui a perdu de son évidence dans une société plus lucide et plus éduquée.
Enfin, les anciens mécanismes de concertation et d’arbitrage entre les principaux groupes d’intérêt ont perdu de leur lustre au fur et à mesure que les simples citoyens ont eu l’impression d’en être exclus. Le « pouvoir des lobbys », que l’on cherche désormais à encadrer par des lois, est dénoncé comme l’expression d’une nouvelle aristocratie. L’accès à ces cercles d’influence est restreint par des règles non écrites qui dépendent des moyens que peut utiliser un groupe pour s’y faire entendre et du pouvoir que celui-ci détient déjà au sein de la société. Les nouveaux mouvements sociaux, écologistes, communautaires, culturels ou féministes en sont exclus, sauf en marge. Et le citoyen qui n’est affilié à aucune de ces puissances sociétales (patronale, syndicale, professionnelle, médiatique) ou à aucun de ces nouveaux mouvements n’y trouve pas sa place. Sa voix, parfois relayée par des médias sociaux, se perd derrière le bruit des groupes organisés.
Pour compléter ou remplacer en partie ces processus de légitimation sont apparus de nouveaux mécanismes plus ou moins institués. Des autorités indépendantes de surveillance ou d’arbitrage ont été créées : Vérificateur général, Protecteur du citoyen, groupes de travail ou commissions d’enquête ponctuels. Les cours constitutionnelles jouent également un rôle grandissant en disposant du pouvoir de passer au tamis de la Constitution ou des Chartes des droits les décisions du parti qui forme le gouvernement. Enfin, la vie des démocraties s’élargit de plus en plus au-delà de la sphère électorale et parlementaire. Depuis quelques décennies, il est apparu que la bonne gouvernance inclut aussi des mécanismes sophistiqués de consultation et de participation publiques.
2.5. Le nouvel impératif de la participation publique
La participation des citoyens et des groupes, si elle est bien faite, si on lui donne le temps de réussir, permet de construire des compromis qui rendent ensuite plus simple, plus solide et plus facile la mise en œuvre des décisions des élus, parce que les personnes concernées auront été parties prenantes de la discussion et se reconnaîtront dans le résultat. Elle sert à informer. La participation favorise aussi une meilleure cohésion sociale, donc une plus grande paix sociale, parce qu’elle oblige les gens à se parler de problèmes qu’ils ont en commun. Ces processus n’éliminent pas les conflits, mais ils les apaisent.
La participation publique contribue à la légitimation des décisions. Toutefois, pour avoir cet effet, le processus participatif doit respecter un certain nombre de règles et de normes. « Plus le processus de décision s’approche d’une forme idéale du débat public, plus la décision apparaît comme légitime. Le fait d’ouvrir les décisions collectives aux processus de discussion publique entre citoyens libres et égaux rend plausible ce point de vue et favorise ainsi la légitimité des pouvoirs publics et de leurs décisions[20]. »
Les élus exercent une double responsabilité dans ce processus. D’une part, ils ne peuvent renoncer à leurs convictions. Ils sont eux-mêmes des acteurs du débat, des protagonistes. Ils expriment leurs préférences. Souvent, c’est en raison de ces dernières qu’ils ont décidé de s’engager en politique active. Le gouvernement n’est jamais parfaitement neutre. C’est d’ailleurs pour cela que l’une des règles de l’art de la participation publique est l’indépendance de l’instance qui consulte. Les élus ont d’autre part la responsabilité de mettre en place les conditions de délibération qui répondent aux plus hauts standards démocratiques. Ces règles visent toutes, essentiellement, le même but : créer plus d’égalité entre les citoyens pour que chacun puisse participer équitablement à la définition de la volonté générale.
Parmi ces conditions, certaines sont relatives à l’organisation de la société. L’État doit veiller par exemple à l’existence d’une presse libre et pluraliste, d’un système judiciaire indépendant, efficace et accessible, d’une société civile forte et diversifiée, d’institutions de surveillance et d’arbitrage indépendantes, rigoureuses et crédibles, d’un système d’éducation et de recherche scientifique autonome doté des ressources suffisantes pour éclairer la société et disséminer le savoir.
De manière plus précise, lorsqu’une discussion s’engage pour modifier une politique, les règles de la délibération devraient s’inspirer des meilleures pratiques telles qu’elles sont proposées par les meilleures organisations à l’échelle internationale[21]. L’INM a recensé ces pratiques dans une étude sommaire transmise en septembre 2013 au ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne[22]. Ces règles s’appuient sur quelques principes forts : la clarté des objectif, l’accès à l’information, l’accès au processus et la diversité des participants, l’indépendance de l’instance qui consulte, la transparence, la durée.
2.6. Les conditions d’une délibération réussie
La littérature internationale confirme ce que l’INM a lui-même observé à travers ses dix années d’expérience de participation citoyenne, soit qu’une démarche participative qui inclut une délibération, c’est-à-dire des échanges entre les participants (contrairement aux consultations habituelles où chacun présente son point de vue séparément à des décideurs), donne de meilleurs résultats. L’échange permet de clarifier les valeurs qui sont en cause, de remettre en question les positions de départ, de forcer les participants à dévoiler leurs intérêts et à expliquer leurs positions, de les confronter avec celles des autres. Dans la délibération, les intérêts collectifs sont mis en balance avec les intérêts particuliers. L’échange abat aussi les préjugés parce que la relation directe entre les citoyens de divers horizons réduit la distance entre les uns et les autres. Chacun découvre que l’autre ne correspond pas toujours à l’idée préconçue qu’il s’en était faite.
De même, les démarches qui s’inscrivent dans la durée et qui commencent le plus possible en amont des décisions produisent de meilleurs résultats, parce qu’elles donnent le temps aux citoyens et aux participants de s’approprier le sujet, d’acquérir des compétences, d’instaurer un dialogue, une mémoire, une sagesse. À cet égard, un débat public ou une démarche de délibération au sujet d’un projet de loi ou de politique publique est généralement constitué d’un assemblage de processus qui se succèdent dans le temps. Alternent sur une certaine période le débat public sauvage, le recours à des commissions d’enquête ou des groupes de travail pour faire la lumière sur la situation soulevée dans la société civile, un projet d’action gouvernementale, une consultation parlementaire, des manifestations, des négociations entre les parties, un retour au Parlement et ainsi de suite, sans nécessairement que l’on puisse clore le débat. Néanmoins, on franchit généralement une étape dans une direction qui correspond à la volonté générale.
2.7. L’exemple du processus de déconfessionnalisation du système scolaire
Il est intéressant de rappeler le processus de déconfessionnalisation de l’école québécoise afin d’illustrer certaines modalités et prendre la mesure du temps nécessaire pour implanter des réformes qui ont un impact sur l’exercice des libertés fondamentales. L’exemple revêt l’intérêt de porter également sur une situation où le rapport entre l’État et la religion est en cause.
Certains font remonter les débuts du processus jusqu’aux années 1960, lors de la création en 1964 du ministère de l’Éducation. Jusqu’alors, les écoles étaient gérées par des congrégations religieuses. En 1997, après que la question a été l’objet de discussions intenses dans la société, le gouvernement du Parti québécois a obtenu du Parlement fédéral une modification de la Constitution canadienne pour abroger les dispositions conférant des droits et des privilèges aux catholiques et aux protestants. Cette décision a marqué un tournant dans l’aménagement confessionnel des institutions scolaires. Mais il a fallu encore onze années avant que le processus soit complété, par la mise en place, en 2008, du cours d’éthique et de culture religieuse.
Le 26 mars 1997, la ministre de l’Éducation, Mme Pauline Marois, faisait une déclaration ministérielle à l’Assemblée nationale sur « la gestion de la diversité des attentes religieuses à l’école », au moment où cette même assemblée était saisie d’une motion visant la révocation de l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867. Elle annonçait du même coup la création d’un groupe de travail sur la place de la religion à l’école, formé d’experts sous la présidence de l’ancien président du Conseil supérieur de l’éducation, Jean-Pierre Proulx. Le groupe de travail a remis son rapport dix-huit mois plus tard.
Cette déclaration visait globalement à « indiquer les orientations et les aménagements que le gouvernement proposait alors en vue de répondre aux attentes diverses des citoyens en matière d’éducation morale et religieuse à l’école publique ». Elle comportait trois orientations. Les attentes et demandes devaient être gérées : 1) « dans la perspective d’une société pluraliste ouverte »; 2) « dans le sens d’une démarche progressive » – à cet égard, la ministre suggérait une approche pragmatique : « bien des difficultés, qui paraissent insolubles sur le plan des principes, deviennent surmontables dans les faits, dès que l’on fait preuve de réalisme et de conciliation »; 3) « dans le respect de l’histoire et de la culture québécoises ».
Les commissions scolaires catholiques et protestantes ont été remplacées en 1999 par des commissions scolaires linguistiques. Au printemps 2000, l’Assemblée nationale adoptait un projet de loi par lequel tant les institutions centrales que locales étaient laïcisées, comme le recommandait le rapport Proulx[23].
Par contre, même si le groupe de travail proposait l’instauration d’un cours d’éthique et de culture religieuse, le droit des parents de choisir pour leurs enfants un enseignement catholique ou protestant de la religion ou la formation morale non confessionnelle a été maintenu, au bénéfice de ces deux seules confessions. Pour protéger ces privilèges, la loi a reconduit les clauses dérogatoires aux deux Chartes des droits de manière à empêcher toute contestation judiciaire. Le gouvernement voulait « respecter l’évolution des mentalités[24] ».
Le rapport Proulx a été suivi de l’une des plus importantes consultations parlementaires de l’histoire politique du Québec. La loi qui a été adoptée pour déconfessionnaliser les structures tout en maintenant l’enseignement religieux catholique et protestant a créé en même temps le Comité des affaires religieuses (CAR), entre autres pour examiner l’évolution de ce système issu d’un compromis et pour formuler des recommandations.
Les clauses dérogatoires devant être reconduites tous les cinq ans pour conserver leur validité, le débat a repris cinq ans plus tard. Cette fois-là, le gouvernement a mis fin à l’enseignement confessionnel pour le remplacer par un cours d’éthique et de culture religieuse, tel que le lui avait recommandé le Comité des affaires religieuses. L’animation pastorale catholique et protestante a été remplacée par un service commun d’animation de la vie religieuse et spirituelle pour les élèves des différentes confessions présentes à l’école et auquel chacun demeure libre d’avoir recours.
Il a donc fallu onze années après la modification constitutionnelle et les décisions de gouvernements successifs issus de partis politiques distincts, mais poursuivant des objectifs communs en s’appuyant sur les recommandations de comités d’experts soumises à des consultations publiques et parlementaires, pour mettre en œuvre une réforme qui, bien qu’elle fasse toujours l’objet de débats, est là pour rester. Il est utile de noter qu’au terme du processus on a sorti des religions (catholique et protestante) de l’école, mais pour toutes les y faire entrer autrement à travers un cours d’éthique et de culture religieuse. Pourquoi donc enseigner les religions à l’école? « L’avis du comité souligne que la religion ne se confine pas à la conscience personnelle mais prend place dans la vie publique. […] Puisque les citoyens doivent vivre ensemble avec/malgré leurs divergences morales et religieuses, peut-on s’attendre à ce que l’éducation scolaire contribue à socialiser les jeunes [de manière à les amener] à entretenir des relations pacifiques en les habilitant à la délibération démocratique[25]? »
Plusieurs aspects du projet de loi 60 faisaient consensus entre autres parce qu’ils découlaient de l’évolution récente de la société. Les éléments qui suscitaient les plus grands désaccords étaient liés à des propositions plus récentes dans l’histoire politique du Québec, notamment celles relatives à l’interdiction du port de signes religieux ostensibles par les employés de l’État. Or, la seule instance antérieurement mandatée précisément pour étudier cette question, la Commission Bouchard-Taylor, a conclu que cette interdiction devrait être limitée aux agents de l’État qui disposent d’un pouvoir de coercition. Dans le domaine de l’éducation, par exemple, ni le Groupe de travail sur la place de la religion à l’école (1999) ni la Commission des états généraux sur l’éducation (1996) n’avaient fait de recommandations en ce sens.
En prenant en compte l’analyse qui précède, nous souhaitons dégager ce qui nous semble les principales lacunes du débat sur le projet de Charte des valeurs de la laïcité du gouvernement du Québec en 2013-2014.
3.1 L’objet du débat était mal circonscrit
Dans son programme électoral, le Parti québécois proposait deux actions distinctes : l’une pour l’adoption, après vaste consultation, d’une constitution du Québec pour affirmer et établir juridiquement les valeurs de la nation québécoise; l’autre pour élaborer une Charte de la laïcité. Lorsqu’il a rendu publiques ses orientations, le 9 septembre 2013 le gouvernement issu de ce parti a proposé l’adoption d’une « Charte des valeurs québécoises ». Son projet jumelait ses deux engagements en un seul et, de ce fait, englobait dans une discussion unique un ensemble d’enjeux qui, bien qu’ils puissent être liés les uns aux autres, requièrent d’être discutés séparément pour établir des consensus viables.
Les règles de l’art en matière de participation publique veulent que l’objet mis en débat soit clairement énoncé et suffisamment distinctif pour que les citoyens sachent à quelle question ils doivent répondre. Il est d’usage également, dans la tradition parlementaire britannique, que chaque projet de loi traite d’un seul objet. Des objets différents devraient être traités dans des projets de loi séparés.
Même si le titre du projet de loi a été ajusté, la proposition législative abordait toujours plusieurs sujets qui auraient mérité d’être discutés séparément : le caractère laïque de l’État, les balises entourant les accommodements (dont les demandes peuvent porter sur des aspects n’ayant aucun lien avec la pratique religieuse), l’égalité entre les femmes et les hommes, la primauté de la langue française, le port de signes religieux au sein d’un large éventail de milieux de travail (y compris les entreprises ayant un contrat avec l’État et les organismes bénéficiant de subventions de l’État), le patrimoine religieux, des modifications à la Charte des droits et libertés de la personne et des règles relatives à l’identification des personnes à visage découvert.
La multiplicité des enjeux soulevés rend difficile de définir de façon claire l’intention du gouvernement. Souhaite-t-il codifier le principe de la laïcité de l’État ou affirmer une identité collective? Son objectif est-il de moderniser la Charte québécoise des droits et libertés de la personne en raison d’une évolution du contexte social? Veut-il faciliter la gestion de la diversité au sein des institutions publiques? Veut-il combattre l’intégrisme religieux? Cette situation a produit un débat public échevelé dans lequel les citoyens se prononçaient sur l’un ou l’autre des aspects soulevés sans que l’on puisse avec certitude affirmer sur quoi précisément portaient les accords de fond et les désaccords.
3.2 L’information fournie n’était pas adéquate pour éclairer le débat public
Pour que le débat public se déroule dans l’ordre, tout projet gouvernemental doit s’appuyer sur un état de situation clair et partagé, surtout lorsque les enjeux soulevés concernent des questions aussi sensibles que les libertés fondamentales. Or, à l’appui de son projet, le gouvernement a failli à produire une documentation convaincante tant pour cerner les problèmes que l’éventuelle loi devait résoudre que pour expliquer en quoi les moyens proposés (qui incluent dans le cas présent des limitations à l’exercice de libertés fondamentales) étaient proportionnés. En outre, en aucune occasion, le gouvernement n’est-il tenu de répondre aux questions que se posent des citoyens au sujet de ses intentions, pas même en commission parlementaire.
3.3 La consultation web a manqué de rigueur, d’indépendance et de transparence
La manière dont a été conduit le sondage mené sur le site Internet du gouvernement et dont ont été rendus publics les résultats ne répond pas aux standards de qualité attendus des meilleures pratiques de consultation web, proposées par exemple par Graham Smith, l’un des experts mondiaux en la matière[26]. Entre autres, le public n’a pu avoir accès aux commentaires formulés par les participants, qui sont eux aussi demeurés anonymes. Les résultats de ce sondage non probabiliste, dont l’échantillon ne reflétait pas la composition de la société québécoise et ne permettait pas de constater si les groupes minoritaires avaient exprimé leurs vues, ont pourtant été utilisés par le gouvernement à l’appui de son projet en invoquant le fait que la « majorité silencieuse » s’était exprimée.
3.4 La modification de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne change en même temps le cadre constitutionnel dans lequel se serait appliquée la nouvelle loi
La Charte québécoise des droits et libertés de la personne a déjà été modifiée depuis son adoption en 1975. Ce n’est pas un document sacré. Mais puisque la Charte a une valeur quasi constitutionnelle et que les tribunaux s’y réfèrent pour interpréter les lois en fonction des droits et libertés édictés pour protéger les citoyens contre les abus dont ils pourraient être la cible, il y a lieu d’être prudent lorsque vient le temps d’y apporter des amendements.
La Commission des droits et libertés de la personne rappelle que la Charte des droits est un tout cohérent et que les modifications qui y sont faites doivent l’être en tenant compte des impacts sur les autres droits qu’elle a vocation de protéger. Pour veiller à ce que les décisions concernant la Charte soient prises avec prudence, la Commission avait d’ailleurs recommandé, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la Charte, que celle-ci ne puisse être modifiée que par le vote d’une majorité qualifiée à l’Assemblée nationale (les deux tiers des députés).
Nous avons souligné dans l’analyse qui précède l’importance qu’ont prise les chartes et les cours constitutionnelles comme mécanismes de médiation au sein des démocraties pluralistes comme celle du Québec. Les citoyens appuient l’existence de mécanismes leur permettant de contester une loi si celle-ci porte atteinte à leurs droits et libertés. Cela est d’autant plus vrai au sein des minorités. Le fait que le gouvernement propose dans le même projet de loi des mesures qui ont un impact sur l’exercice de la liberté de conscience et des modifications à la loi censée protéger cette liberté peut être perçu comme une action illégitime.
Conclusion
Le gouvernement doit faire preuve de prudence législative et de patience démocratique dans l’adoption de mesures qui touchent aux libertés fondamentales, comme c’était le cas avec le projet de loi 60 sur les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État. Le débat sur la laïcité et la neutralité religieuse de l’État était et demeure légitime, voulu par une partie de la population qui cherche, pour toutes sortes de bonnes raisons, à mieux établir et partager des valeurs communes.
Le gouvernement aurait cependant dû mieux cerner ses intentions, en séparant dans des projets de loi ou de politique différents les questions distinctes qu’il souhaitait soumettre à la population; proposer des actions immédiates sur les questions qui rallient un consensus fort; fournir à la population des informations factuelles pour justifier chacune de ses propositions; laisser le temps au débat de se poursuivre sur les questions les plus litigieuses. Il aurait dû confier à des instances indépendantes des mandats d’étude ou de consultation publique sur les aspects qui ne faisaient pas consensus ou au sujet desquels la réflexion méritait d’être approfondie.
Les modifications à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne auraient dû être l’objet d’un projet législatif séparé de manière que celle-ci soit modifiée le cas échéant en toute connaissance de cause, dans le cadre d’un débat spécifique prenant en compte les effets des mesures proposées sur les autres droits et libertés contenues dans cette Charte. Le secteur de l’éducation aurait également dû être l’objet d’une discussion particulière.
Puis, afin de rassurer les Québécois et de réduire le fossé entre les diverses conceptions du vivre ensemble présentes au Québec, le gouvernement aurait pu proposer d’autres mécanismes, soit pour examiner toute mesure afin de soutenir la mise en œuvre de cette loi dans les organismes visés, soit pour soutenir l’intégration des personnes immigrantes à la société québécoise, soit pour favoriser l’éducation interculturelle des Québécois, soit pour observer, mesurer et, s’il y a lieu, réagir aux mouvements d’intégrisme religieux présents au Québec et à plus grande échelle.
Le débat sur la laïcité et la neutralité religieuse de l’État va se poursuivre. L’épisode 2013-2014 a été ressenti péniblement par une partie importante de la société québécoise. Au lieu de rallier les Québécois autour de valeurs communes, le gouvernement a plutôt divisé la population. La démocratie est ainsi faite. Elle est parfois décevante lorsqu’elle ne conduit pas à une décision claire et franche. Elle demeure ce qui empêche les dérives autoritaires. Espérons que nous saurons tirer les leçons pour l’avenir.
[1] À l’automne 2003, un projet de tribunal d’arbitrage religieux islamique voyait le jour en Ontario. Il a soulevé un tollé. Cela a forcé le gouvernement ontarien à modifier la loi qui en permettait l’existence. À cette occasion, à l’initiative de la seule femme musulmane députée de l’Assemblée nationale, Mme Fatima Houda-Pepin, l’Assemblée nationale a exprimé sans équivoque son opposition à une telle pratique par l’adoption d’une motion unanime le 26 mai 2005. Pour lire une synthèse de cet épisode ainsi que le texte intégral des allocutions prononcées en appui à cette motion par les représentantes des trois partis qui y étaient alors représentés, soit le Parti libéral du Québec (qui formait le gouvernement), le Parti québécois (qui formait l’opposition officielle) et l’Action démocratique du Québec, voir « La Charia à la canadienne », dans L’état du Québec 2006, une publication de l’Institut du Nouveau Monde, Montréal, Fides, 2005, p. 210-221.
[2] « L’identité québécoise s’est construite sur les fondements de la vie démocratique et les valeurs qui s’y rattachent. Ces valeurs ont modelé ses institutions politiques, sociales et économiques sur les assises d’une société de droit et d’une forte tradition parlementaire, sur la laïcité de l’État et sur la reconnaissance des droits et libertés de la personne, dont l’égalité entre les hommes et les femmes. La primauté de la langue française constitue un principe fondamental de la société québécoise » (Agenda 21 de la culture du Québec, en ligne : http://www.agenda21c.gouv.qc.ca).
[3] L’une des vingt et une propositions prioritaires adoptées lors de ce rendez-vous était de : « Tenir des états généraux pour définir les valeurs fondamentales communes du Québec. Que ces états généraux favorisent la participation du plus grand nombre de Québécois et de Québécoises de tous les horizons. Ces valeurs communes pourront être regroupées dans une charte, un code ou une éventuelle constitution de l’État québécois, ou prendre la forme d’un projet social, politique, économique et culturel pour le Québec. Ces valeurs communes sont compatibles avec la Charte québécoise des droits et libertés de la personne ». Pour un compte rendu détaillé de cet exercice participatif, voir Aude Lecointe et Céline Saint-Pierre (dir.), La culture notre avenir. 21 priorités citoyennes pour la culture québécoise, publié par l’Institut du Nouveau Monde, Montréal, Fides, 2007.
[4] Gérard Bouchard et Charles Taylor, Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation, Rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Québec, gouvernement du Québec, 2008.
[5] Le troisième alinéa du préambule de la Charte a été modifié et se lit comme suit : « Considérant que le respect de la dignité de l’être humain, l’égalité entre les femmes et les hommes [nous soulignons] et la reconnaissance des droits et libertés dont ils sont titulaires constituent le fondement de la justice, de la liberté et de la paix ». L’article 50.1 prévoit désormais que « [l]es droits et libertés énoncés dans la Charte sont garantis également aux femmes et aux hommes ».
[6] Programme électoral du Parti québécois, 2012, p. 13, en ligne : http://mon.pq.org/documents/monpq_516f6a49d4ec3.pdf.
[7] Rapport du panel de citoyens, 8 janvier 2014, en ligne : www.inm.qc.ca.
[8] Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, Paris, Gallimard, 1993, p. III.
[9] Ibid., p. IV.
[10] Ibid., p. 24.
[11] Tzvetan Todorov, Les ennemis intimes de la démocratie, Paris, Robert Laffont, 2012, p. 16.
[12] Alexis de Tocqueville, cité par Pierre Manent, op. cit., p. 21.
[13] Ibid, p. 22.
[14] Pour une réflexion plus détaillée sur le thème du débat public, voir Commissaire à la santé et au bien-être, L’importance du débat public et les conditions qui y sont propices, Québec, gouvernement du Québec, 2012.
[15] Johanne Paquin, Conflits armés, espace public et initiatives populaires non violentes: le cas du journal Oslobodenje durant la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995), mémoire de maîtrise en science politique, Université du Québec à Montréal, 2008; et Craig Calhoun, « Imagining Solidarity: Cosmopolitanism, Constitutional Patriotism, and the Public Sphere », Public Culture, vol. 14, n° 1, 2002, p. 147-171.
[16] Gérard Bergeron, L’État en fonctionnement, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1993, p. 25.
[17] Pour une théorie de l’autonomie de l’État face aux préférences de la société, voir Eric A. Nordlinger, On the Autonomy of the Democratic State, Cambridge et Londres, Harvard University Press, 1981.
[18] Facteurs tirés de Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil, 2008.
[19] Ibid., p. 14.
[20] Commissaire à la santé et au bien-être, op. cit.
[21] Ces organisations sont America Speaks (www.americaspeaks.org), l’Association internationale pour la participation du public (www.iap2.org), l’International Association for Impact Assessment (www.iaia.org), le Secrétariat international francophone pour l’évaluation environnementale (www.sifee.org), l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (www.ocde.org), l’Union européenne (www.unece.org) et l’Institut du Nouveau Monde, en collaboration avec la Corporation de protection de l’environnement de Sept-Îles (voir le Guide d’accompagnement des citoyens pour se préparer à une audience publique sur l’environnement, 2013).
[22] Institut du Nouveau Monde, État des lieux des mécanismes de participation publique au Québec et relevé d’expériences inspirantes de participation publique dans divers pays, 2 septembre 2013.
[23] Laïcité et Religion. Perspective nouvelle pour l’école québécoise, Rapport du Groupe de travail sur la place de la religion à l’école, Québec, ministère de l’Éducation, gouvernement du Québec, 1999.
[24] Pour une synthèse des débats durant cette période, lire Micheline Milot, « Quel sort pour l’enseignement religieux à l’école? », dans Michel Venne (dir.), L’état du Québec 2006, Montréal, Fides, 2005, p. 226-236.
[25] Ibid., p. 230-231.
[26] Graham Smith, Beyond the Ballot: 57 Democratic Innovations from Around the World. Londres, The POWER Inquiry, 2005.