L’Internet et le pouvoir
Conférence prononcée au congrès annuel de la Corporation des bibliothécaires du Québec à Montréal, le 25 mai 1996
Vous qui fréquentez les livres avez sans doute souvent entendu ce grand mensonge que l’on véhicule au sujet des « autoroutes de l’information », ces fascinantes inforoutes. Ce mensonge selon lequel ces nouvelles technologies vont tuer le livre, tuer l’écrit. Le courriel n’a-t-il pas réhabilité le billet, la lettre, l’invitation que l’on transmettait autrefois par messager ? Ce mot d’amour, peut-être, ce souhait d’anniversaire. Une facture… Au lieu d’un coup de fil, on… s’écrit deux paragraphes. Mais surtout, en naviguant sur internet, que trouve-t-on à l’écran ? On trouve des mots. Des textes. Des documents. Des pamphlets. Des bibliographies. Les index des grandes bibliothèques du monde. Des livres entiers.
A ce premier grand mensonge se superpose un second. Le mensonge selon lequel Internet va sauver l’écrit. Car si vous furetez dans les babillards électroniques ou les groupes de discussion, vous y trouverez beaucoup de textes, certes. Mais souvent de mauvais textes, vite mal écrits. Ou alors des tableaux, des annonces, des résumés, car les auteurs gardent, souvent, pour le marché traditionnel le contenu intégral de leur œuvre contre laquelle ils recevront une rémunération en espèces sonnantes et trébuchantes. De même, ne lisez plus les 20 feuillets que consacre Time à la plus récente crise raciale aux États-Unis : consultez le résumé de 600 mots qu’on trouve sur la page Web du magazine.
Ces mots sont le plus souvent écrits en anglais. Donc, si Internet sauvait quelque chose, ce serait, pour l’instant, dans cette langue. Bien que ce ne soit pas une fatalité, élargir l’accès à Internet revient pour le moment à angliciser la planète. Mais même des anglophones commencent à s’inquiéter de l’impact d’Internet sur leur patrimoine linguistique. Lorsque des chinois communiquent avec des Danois en anglais, lorsque des Russes s’informent de l’actualité en Argentine, ils utilisent, souvent, une sorte de sabir approximatif qui déroge aux règles de syntaxe et, forcément, est limité à un vocabulaire d’une pauvreté désarmante.
À côté d’œuvres intégrales, tirées du patrimoine littéraire ou scientifique, que l’on retrouve aussi sur Internet, et à côté, parfois, quand on a de la chance, de quelques bijoux de créativité, la pauvreté des textes que l’on y trouve tient en partie au fait que ce réseau, en plus d’être un outil extraordinaire de recherche académique, est de plus en plus un outil de communication. Soigne-t-on son langage au téléphone ? Pas vraiment. Pas plus sur Internet.
La phrase est spontanée. Elle est courte, faite d’onomatopées, de codes, de symboles, de « smileys ». Au fur et à mesure qu’Internet se déploie, on y trouve toujours plus de texte. Mais aussi des jeux, des films et de la musique, et des photographies de la dernière mission spatiale. Ou alors des catalogues commerciaux. Des services transactionnels : banque, télé-achat, commerce électronique entre les entreprises, etc. Plus on progresse, plus Internet est colonisé par tant de choses qui ont de moins en moins de rapport avec l’écrit proprement dit.
Ensuite, l’interface que l’on utilise pour consulter Internet ne se prête guère à la lecture prolongée. Assis le dos droit devant un écran lumineux qui fait mal aux yeux, la main sur la souris à faire défiler les pages qui clignotent[1].
Voyeur de toutes les réalités
Bien souvent, sur Internet, que fait l’usager moyen ? Il zappe. Il zappe comme à la télévision. Le Web confère ce don d’ubiquité. Avec une pression du doigt, le pointeur visant un mot souligné, on franchit les frontières, on saute d’un lieu à l’autre, d’une histoire à l’autre, on rompt un discours pour en attraper un autre. Comme dirait Bernard Pivot, on se soustrait à une logique ou une cohérence, pour s’insérer dans une autre logique.
Malheureusement, à vouloir être partout, le zappeur finit par n’être nulle part. Ne voulant rien rater, il est de toutes les histoires, mais sans y être vraiment. Plus il aspire à être voyeur de toutes les réalités, et plus il décroche de la réalité. L’hypertexte a fourni à l’écrit l’aptitude qui n’était disponible qu’aux médias audiovisuels, de se prêter au zapping. Et ce zapping, dit encore Pivot, il encourage l’intolérance, au mieux, le je-m’en-foutisme : telle histoire ne me plaît pas, zap.
L’une des promesses des « autoroutes de l’information », c’est la possibilité d’avoir toute l’information du monde au bout des doigts. Promesse aussi de décentralisation du pouvoir par la connaissance mais aussi par la maîtrise de la communication. Chaque usager n’étant plus seulement un vulgaire consommateur mais devenant à son tour un producteur de contenu.
Promesse de nouvelles communautés virtuelles qui échapperaient, dit-on, aux stéréotypes autoritaires de nos sociétés. Qui échapperaient aux puissances traditionnelles. Tour à tour, j’aborderai ces thèmes : celui de l’accès à l’information, celui du pouvoir dans les « inforoutes », celui du rapport avec la société réelle et avec nos institutions. Puis je reviendrai à vous, bibliothécaires. Je dis bibliothécaires. Je ne dis pas cybérothécaires comme, semble-t-il, on commence à le faire. Ne brûlons pas trop vite nos livres.
Toute l’information du monde
Toute l’information du monde au bout des doigts. Cela donne l’impression d’une puissance certaine. L’information, n’est-ce pas le pouvoir ? Pourquoi les États sont-ils si puissants ? C’est parce qu’ils possèdent l’information. Les entreprises qui mènent le monde sont celles qui sont le mieux informées des tendances du marché, des intentions de leurs concurrents, des orientations des gouvernements.
C’est pourquoi l’information est généralement perçue comme l’instrument privilégié en même temps que nécessaire de la démocratie. Mais il s’agit alors d’une information également disponible à tous. Comme le dit le Conseil de presse du Québec, « selon qu’elle soit ouverte ou réservée, l’information sert la démocratie ou son contraire, elle rend possible l’exercice de la responsabilité partagée ou celui de l’affermissement du pouvoir de certaines élites sur la masse. Pour que la démocratie s’exerce, il faut éviter de se retrouver avec d’un côté ceux qui pourront détenir, outre le pouvoir de l’argent, celui de l’information, c’est-à-dire que donne une information exacte et la plus complète possible, sur la base de laquelle on peut asseoir analyses et projets ; et avoir de l’autre, ceux et celles qui devront se contenter d’une information tronquée et qui ne peut guère nourrir que le rêve et ses illusions ». Ce sont les inforiches et les infopauvres, des expressions que vous avez sans doute déjà entendues.
Mais l’accès à l’information peut vite nourrir les désillusions. Car un citoyen qui a accès à des masses de renseignements ne vit pas dans une meilleure démocratie pour autant. C’est votre corporation, dans un mémoire soumis aux gouvernements, qui rappelait à juste titre que le savoir n’est valable que lorsqu’il y a une activité intellectuelle qui consiste à lier diverses connaissances entre elles. Internet, c’est la surdose. C’est une jungle luxuriante que le commun des mortels, souvent, aborde sans guide, sans sherpa pour découvrir le sentier qui fera de sa quête d’information, une expérience formatrice.
Une jungle
On trouve le meilleur et le pire sur Internet. Souvent, des informations erronées. Des jugements non fondés. Des interprétations abusives. L’apologie de nouvelles religions débilitantes. Le révisionnisme historique, comme celui de Ernst Zundel, ce professeur de Toronto, qui diffuse sur Internet des messages niant l’Holocauste.
Le courrier électronique, quant à lui, est colonisé par ce « junk mail », comme celui qui encombre nos boîtes aux lettres réelles. On se demande comment faire le tri, choisir ce qui compte, ne lire que ce qui est intéressant. Nous vivons en danger de surabondance. La surabondance, c’est trop de lumière. La lumière en devient aveuglante. L’excès d’information équivaut au bruit.
La même analogie peut être faite avec l’accès au savoir en général. Une bibliographie de vingt titres m’est fort utile puisque je retiens finalement trois ouvrages que je lirai. Mais que faire d’une bibliographie de 10 000 titres obtenus en appuyant sur un bouton de mon ordinateur ? De même, la photocopie ou le téléchargement sur le disque dur d’un ordinateur et les grandes capacités de stockage de l’information peuvent tuer la lecture, donc la connaissance. Autrefois, j’allais à la bibliothèque et je prenais des notes à partir de mes lectures des livres que je consultais. La reproduction manuelle favorisait la mémoire, l’intégration des connaissances acquises. Maintenant, j’enregistre les pages qui m’intéressent et je suis si satisfait de les avoir rangées dans un fichier, si heureux de pouvoir y référer au besoin, que je ne les lis qu’en diagonale…
On s’intéresse à ce qu’on connaît déjà
Enfin, en recherchant dans les réseaux, une information par mot-clé ou grâce à des moteurs de recherche et des systèmes d’indexation, on ne trouve, souvent, que des informations se rapportant aux choses que l’on connaît déjà. On se prive des avantages du hasard. Ce qui féconde une recherche, c’est souvent de feuilleter une revue, et de tomber sur un article inattendu, dans un domaine peut-être différent, qui apporte une idée nouvelle que l’on n’aurait jamais pensé à demander par un mot clé[2].
Certes, l’accès à l’information, même à l’information brute qui circule sur les réseaux électroniques, recèle le potentiel d’un meilleur partage du pouvoir. Une forme de décentralisation.
Le pouvoir des groupes contestataires
D’aucuns affirment, par exemple que ces « inforoutes » renforcent le pouvoir des groupes contestataires ou des organisations communautaires qui peuvent, d’une part, accéder plus facilement et plus rapidement à des informations qui les aident à formuler leurs critiques ou à articuler leurs programmes de lutte. Ils peuvent communiquer plus aisément entre eux, former des coalitions, des réseaux à l’échelle planétaire et se soutenir mutuellement, échappant à la censure et contournant les moyens de communication possédés par ceux-là même contre qui ils se battent[3].
La même promesse est entretenue par la possibilité qu’offrent les « inforoutes » de devenir soi-même un producteur d’information, de participer à la création du savoir par la communication interactive. Ces réseaux, c’est vrai, donnent aussi la possibilité aux citoyens ordinaires de communiquer entre eux et de constituer des communautés virtuelles qui acquièrent une certaine autonomie face aux puissances traditionnelles.
C’est ainsi qu’est né, en quelque sorte, un pays numérique, un pays sans frontières, éclaté aux quatre coins de la planète grâce à Internet. Pays qui a des velléités d’indépendance face aux pouvoirs civils. Les « netoyens », ces citoyens du cyberspace, estiment que les lois du monde ne doivent pas s’appliquer à eux. Lorsque le congrès américain a adopté le Telecom Decency Act, il a soulevé une rébellion dans la communauté virtuelle de l’Internet. La riposte fut immédiate. Le deuil décrété. Les pages Web sont passées au noir et un ruban bleu ornait les sites.
Rébellion contre les gouvernements
Mais un militant du cyberspace, le fondateur de l’Electronic Frontier Fondation, John Perry Barlow, est allé plus loin en rédigeant une Déclaration d’indépendance du Cybermonde : « Gouvernements du monde industrialisé, écrit-il, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du Cybermonde et au nom du futur, je vous demande de nous laisser en paix. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez aucune autorité là où nous nous réunissons. Nous n’avons pas de gouvernement élu et il est improbable que nous en ayons un jour. Aussi, je m’adresse à vous avec l’autorité que confère la liberté. Je déclare que l’espace social global que nous construisons est naturellement indépendant de toutes les tyrannies que vous cherchez à nous imposer. Vous n’avez pas le droit moral de nous gouverner ».
L’architecture d’Internet, qui transcende les frontières, a largement donné raison aux libertaires du cyberspace. Du même coup, cependant, cette liberté sert également les truands, les faussaires, les caïds de la drogue qui veulent blanchir de l’argent sale ou les terroristes.
Cette communauté virtuelle, elle existe bel et bien. Elle débat de sujets bien concrets, du droit à l’avortement jusqu’au contrôle des armes à feu. Du référendum québécois, du leadership du chef du Parti libéral, des élections américaines, de l’éthique journalistique, aussi bien que des problèmes d’horticulture en ce printemps tardif et froid. Un certain cynisme par rapport aux institutions politiques de notre société est répandu sur Internet. Les « netoyens » ne croient pas plus dans la capacité des gouvernements à trouver des solutions. Tout comme ils résistent à la rhétorique politicienne et ont perdu confiance dans la capacité des médias traditionnels à bien les informer.
L’utopie révolutionnaire d’Internet
L’un des animateurs les plus reconnus du monde virtuel, Howard Rheingold, présente les communautés virtuelles naissantes, porteuses de décentralisation, de participation active des citoyens et d’égalisation des chances, comme la possibilité d’un antidote à la société de consommation et à la société-spectacle engendrées par l’usage que l’on fait de la télévision. Pour Rheingold, la télématique est porteuse d’un potentiel révolutionnaire qui peut bouleverser aussi la politique.
« Si les élections sont la manifestation la plus visible et la plus fondamentale des sociétés démocratiques, écrit-il, elles sont censées s’appuyer sur des discussions entre citoyens sur les grandes questions nationales, et ce à tous les niveaux de la société ». Or les médias de masse, à commencer par la télévision « ont fait de la sphère publique une marchandise, en remplaçant le vrai débat par un discours commercial et en faisant à la fois des grandes questions et des candidats des produits de consommation ».
Le sens politique de la télématique, écrit Rheingold, pourrait être celui-ci : « Mettre à mal le monopole de l’establishment sur les moyens de communication et revitaliser la démocratie de base ». À l’oligopole composé de quelques conglomérats qui possèdent, à l’échelle mondiale, la quasi-totalité des journaux, magazines, maisons d’édition ou réseaux de télévision, les militants cybernétiques pourraient opposer, grâce à la télématique, des réseaux de rechange à l’échelle planétaire.
La segmentation des publics
Personne ne sait vraiment si les nouveaux médias interactifs sont plus ou moins promoteurs de création d’un espace public dynamique que ne le sont les mass médias. Mais selon la théorie élaborée par Dominique Wolton, la télévision de programmation générale ainsi que les autres médias de masse avaient remplacé les forums anciens pour constituer dans nos sociétés urbaines une sorte d’espace ou de lien public : chacun, tout en demeurant chez soi, se savait et se sentait en lien, à travers une programmation variée, avec les autres membres de la cité.
Or, le déploiement des inforoutes contribue sans aucun doute à ce que l’on appelle la segmentation des publics. Chacun, chez soi, devant l’abondance peut en théorie choisir sa programmation. Les uns, comme Nicholas Negroponte, y voient une évolution extraordinaire, célébrant la possibilité pour chaque citoyen de se libérer des doctrines par l’exercice de son autonomie. On peut voir comme un idéal du rapport à l’information la possibilité pour un citoyen de se construire activement un point de vue personnel, par exemple en s’informant soi-même, sans le filtre des mass médias, sur la crise en ex-Yougoslavie ou sur le clonage humain par l’interrogation incessante des banques de données, la consultation directe des points de vue d’experts ou la participation à des forums virtuels internationaux.
Menace aux institutions
Alléchante, la thèse d’un nouvel espace de débat politique, à supposer qu’elle soit réalisable, soulève tout de même de sérieuses questions. Ce nouveau rapport à l’information grâce aux nouvelles technologies de la communication menace les institutions. Parce que les institutions comme l’école, les tribunaux, la famille, les partis politiques, les confessions religieuses et l’État, ne peuvent fonctionner autrement que dans un régime de contrôle de l’information.
L’école, par exemple, détermine un corpus et l’ordre dans lequel les connaissances sont transmises aux élèves. La Cour n’admet en preuve que les informations pertinentes et essentielles. La famille perd de son autorité sur les enfants lorsqu’elle perd le contrôle sur la connaissance qui leur est transmise. Les partis politiques, les confessions religieuses, fonctionnent sur la base d’une intelligence partagée, d’une vision commune du monde. L’État, quant à lui, doit s’appuyer sur des raisons communes qui reposent sur une interprétation largement partagée des faits pour exercer une autorité. Enfin, l’appartenance à une nation et la capacité des nations de se gouverner selon les règles de leur choix sont considérablement affaiblis par ces nouvelles situations.
L’exercice de la démocratie était lié jusqu’à présent à un territoire, un lieu, une cité, laquelle avait son horloge et son calendrier propres. Avec le déploiement des inforoutes surgit une nouvelle perspective, un nouveau rapport au monde. La vitesse de transmission amène l’instantanéité. C’est le triomphe du temps réel sur l’espace ou la distance. La distance n’a plus d’importance. La terre n’a jamais été aussi petite.
L’histoire s’est déroulée, jusqu’à maintenant, dans des temps locaux, des espaces locaux, des régions, des nations. Or d’une certaine façon, grâce aux nouvelles technologies, la mondialisation instaure un temps mondial qui préfigure d’une nouvelle forme de tyrannie.
Si l’histoire est si riche, c’est parce qu’elle est locale, parce qu’il y a eu des temps locaux pour dominer le temps universel. Or, demain, notre histoire se jouerait dans le temps universel, au détriment de l’activité locale des villes, des quartiers, des villages. Le local se fond dans le global. Une telle déconstruction du rapport au monde ne peut pas être sans effet sur la relation entre les citoyens.
Dans un vrai village, on prend son temps
On dit que la Terre devient un village global. Le philosophe français Alain Etchegoyen a une belle manière de contrer cette image dans une fable (Fables intempestives, Stock). Il raconte l’histoire du maire de Vatteville-la-rue, une commune située dans la presqu’île de la Brotonne, près de Rouen, en France, qui invite dans son village un technologue qui vient de répéter à la télévision, qu’avec les nouvelles technologies, le monde est un village.
Le maire lui fait faire une tournée des grands ducs et au terme de sa visite lui fait une petite leçon de choses : « Voyez, M. le technologue, c’est cela un village. En moins de deux journées vous avez vu une quarantaine d’hommes et de femmes, avec leur corps et leurs langages, et aussi leurs verres de calvados et leurs dominos. Vous avez perdu du temps sans doute, vous avez erré, vous avez parlé, vous avez rencontré, vous avez regardé. C’est cela un village. Chacun a un nom, une réputation, des arbres, des bêtes, des fleurs et des plantes, une maison, un chemin, des manies, des alcools, des repères. Vous n’étiez plus devant un écran. Vous n’étiez pas à tapoter sur le clavier pour qu’une réponse fuse ; vous avez dû chercher, vous avez dû jouer, vous avez dû poser plusieurs fois la même question. Je vous l’assure, Monsieur le technologue, avec toutes les inventions que vous nous commentez si brillamment, le monde ne devient pas un village. Votre monde n’est pas un village. Mon village est d’épaisseur humaine. Votre monde factice n’est pas un village, c’est une ville. C’est une mégapole, comme on dit.
— Mais, objecta l’autre, je communique avec un New Yorkais en cinq secondes, comme vous avec votre voisin (Voici l’erreur)
— Non, Monsieur, ici, je ne communique pas en cinq secondes avec mon voisin. Ici, il faut toujours du temps. »
L’illusion de la démocratie directe
La désaffection pour le monde politique, que l’on semble observer dans les communautés virtuelles, mais aussi plus largement dans la société réelle, se traduit par un nouvel engouement pour la démocratie directe, devenue d’autant plus facile à utiliser si la télématique se répand. Le cas des expériences de « télé-démocratie » est symptomatique.
Aux États-Unis, le candidat milliardaire indépendant à l’élection présidentielle de 1992, Ross Perot, et la figure montante de la droite républicaine, le président de la Chambre des représentants Newt Gingrich, voient dans le déploiement des inforoutes une espèce de démocratisation de la démocratie, qui permettrait aux électeurs de se prononcer directement de chez eux, en appuyant sur le bouton d’une télécommande, tant aux élections que lors de multiples référendums, choisissant ainsi non seulement leurs représentants, mais aussi déterminant, au fil des humeurs elles-mêmes fortement influencées par les médias et ceux qui les dominent, les politiques publiques.
La démocratie numérique serait une chose merveilleuse si elle se limitait à renforcer les liens civiques par la multiplication des forums de discussion télématique, engageant du coup un plus grand nombre de citoyens dans le débat public. Le bât blesse lorsqu’il s’agit de franchir la ligne qui sépare la discussion de la prise directe de décision.
La difficile délibération en ligne
La démocratie directe, si elle est pratiquée comme un sondage permanent, par des votes à domicile au moyen de la télécommande, comporte des revers. Les lobbies de toutes sortes trouvent en effet souvent plus facile d’enjôler les électeurs que les législateurs, grâce aux moyens de persuasion qu’offrent les techniques modernes de publicité et de télémarchandage appliquées à la sphère politique, dont le déploiement dans un camp ou dans l’autre dépend du gros argent.
Mais ce qui cloche le plus dans l’usage de la télématique pour inviter les gens à décider de la destinée de leur nation, c’est la contradiction qu’elle introduit avec la nature de la démocratie elle-même. La technologie est rapide, alors que le processus démocratique est lent par définition, car il passe par la délibération et le doute, la remise en question, le débat, la réflexion.
La véritable démocratie tient dans le débat public, le fait de défendre, devant le monde, une certaine idée, et non pas d’enregistrer en secret le fruit de ses préjugés en appuyant sur la télécommande de son téléviseur. La démocratie directe semble mettre le citoyen en avant en soulignant l’importance du vote. Le vote est bien évidemment essentiel dans un processus démocratique, écrit John Saul. Mais la considération, la réflexion, le doute et le débat, les principaux objectifs de l’agora athénienne, constituent la phrase démocratique, le vote n’en étant que la ponctuation.
Qui mène le monde ?
Qui sont les maîtres du monde ? Certainement pas les marginaux des communautés virtuelles. Le pouvoir leur échappe toujours. Ceux qui continuent de détenir le pouvoir sont les barons de la finance, qui spéculent à coups de milliards sur les marchés boursiers et dérivés ; les dirigeants de grandes corporations du domaine des télécommunications, de l’informatique et du divertissement ; les grandes bureaucraties ; les puissances militaires ; et les techniciens, les technocrates, les spécialistes qui, par la fixation des normes techniques, définissent aussi le droit.
Le monde de la finance réunit désormais les qualités qui en font un modèle parfaitement adapté à la nouvelle donne technologique : il est planétaire, les transactions sont immatérielles et instantanées. Ils sont quelques dizaines de milliers dans le monde, jeunes gens surdoués, à maîtriser parfaitement les règles de ce marché. Un mot de l’un d’entre eux et le dollar baisse, la Bourse s’effondre. Le système monétaire d’un pays est déstabilisé. Les réserves en devises des États ne pèsent pas lourd devant la puissance des fonds d’investissements. Vingt-quatre heures par jour, on s’échange des devises ou des titres, par voie électronique. Les transactions des marchés monétaires atteignaient déjà à la fin des années 1990 quelque 1000 milliards de dollars par jour (soit 50 fois la valeur des échanges de biens manufacturiers et de services).
Si bien que ce décalage entre la sphère de la finance et celle de la réalité économique est tel que les flux financiers imposent leur logique à l’ensemble du système économique et l’orientent vers des voies qui ne sont pas celles de la création de la richesse ou de l’emploi, de l’amélioration de la condition humaine ou de la valorisation des espaces. Les États surendettés sont les otages de ces marchés.
Les dirigeants politiques commencent à redouter la surhumaine puissance de ces gérants de fonds qui agissent à leur guise dans ce cyberspace, sans contrat social, sans reddition de comptes, sans sanctions ni lois, sans jamais soumettre leurs projets au suffrage universel. L’ancien premier ministre de France, Raymond Barre, un libéral pourtant, disait qu’on « ne peut décidément plus laisser le monde aux mains d’une bande d’irresponsables de 30 ans qui ne pensent qu’à faire de l’argent ».
L’oligarchie des GAFAM
À côté des caïds de la finance se trouvent les nouveaux maîtres du monde : dirigeants des grands groupes de télécommunication, d’informatique, des fabricants de matériel électronique ou les majors du divertissement. À coups de rachats, de fusions, de transactions milliardaires, ils contrôlent des conglomérats, formant un oligopole multimédia qui intègre toutes les fonctions, de la création des œuvres jusqu’à leur diffusion. Ils contrôlent les rampes d’accès aux réseaux, les postes de péage, les logiciels pour y naviguer, les normes d’utilisation et même en bonne partie le contenu. Leur influence s’étend aux quatre coins de la planète[4].
Ces grands groupes, ils se livrent une guerre à finir sur le marché des signes, de l’information et du divertissement. Ce qui est en jeu, c’est la conquête d’audiences massives à l’échelle planétaire. Pour la première fois dans l’histoire du monde, déjà, des messages sont adressés en permanence par le biais des satellites à l’ensemble de la planète par CNN et MTV, qui sont les deux chaînes de télévision planétaires. Grâce aux technologies modernes, elles seront bientôt des dizaines qui emprunteront à leur tour les « inforoutes ».
La bataille du sens
Les puissants, en plus de détenir le pouvoir économique, détiendront le pouvoir médiatique. Et la bataille autour des signes, c’est la bataille sur le sens de la vie. Au-delà du combat pour les marchés, il y a une lutte pour définir les valeurs, les préférences, la culture, pour définir en bout de ligne ce qu’est la vérité. Il y a danger que quelques cultures fortes au plan commercial l’emportent sur celles dont les moyens économiques ou les moyens de diffusion sont faibles. Les « inforoutes » seront-elles un cheval de Troie pour une certaine culture commerciale ? Comment préserver la diversité ?
Les marchands s’emparent aussi, progressivement, du cyberspace proprement dit, d’Internet et ses semblables. Ils l’ont fait, d’abord, en obtenant des gouvernements, tant en Amérique qu’en Europe et bientôt en Asie, la déréglementation des télécommunications. Jamais auparavant, dans ce secteur, on n’avait adhéré à ce point aux mécanismes du marché. Nous assistons à une subversion radicale de la notion de service public qui régissait auparavant le régime des télécommunications nationales.
Les publicitaires rêvent aussi de s’emparer des réseaux comme Internet[5]. Il y a deux ans, le président du principal annonceur au monde, Proctor and Gamble, M. Edwin Artz déclarait que le moment était venu pour l’industrie publicitaire de « forcer Internet à travailler dans notre intérêt », comme ils étaient parvenus à le faire avec la radio et la télévision. Artz suggérait d’utiliser l’interactivité pour faire participer le consommateur aux publicités et susciter des réactions immédiates. L’interactivité, disait-il, permettrait de cibler des groupes de la population, même des foyers individuels. « Une famille vient-elle d’avoir une naissance ? Nous lui montrerons une publicité de pampers »[6]. Le parrainage publicitaire a déjà commencé à envahir Internet. C’est la colonisation progressive par la publicité dont l’action visera à capturer et réorienter les contenus pour servir ses intérêts.
Soft power
Si la bataille se déplace sur le marché des signes, les bons vieux combats n’en sont pas pour autant évacués des préoccupations des grandes puissances, y compris celui pour la domination militaire. Les réseaux d’information représentent une nouvelle arme.
Deux anciens hauts responsables de la stratégie militaire et des affaires étrangères dans l’administration Clinton, Joseph Nye et William Owens, décrivent fort bien en quoi l’information fait désormais partie de l’arsenal américain aux fins soit d’éviter des conflits, soit de faire triompher, mais sans violence physique, sans pertes de vies et à moindres coûts, les idées, les conceptions, les priorités américaines à l’échelle mondiale.
« La connaissance, écrivent-ils dans Foreign Affairs, plus que jamais auparavant, est le pouvoir. Le pays qui pourra le mieux dominer la révolution de l’information sera le plus puissant. Et pour l’avenir prévisible, ce pays, c’est les États-Unis ». Ils assimilent les moyens de collecte, de traitement et de diffusion de l’information à un dispositif de dissuasion, tel que l’arme nucléaire. « L’avantage de l’information peut renforcer les liens entre la politique étrangère et la puissance militaire et donner aux États-Unis, écrivent-ils, de nouveaux leviers pour maintenir son leadership au sein des alliances et des coalitions ad hoc » avec des alliés trop heureux de partager avec la superpuissance des renseignements qu’ils seraient incapables de se payer.
Les deux stratèges évoquent des systèmes de collecte d’information et de surveillance, de communications et de traitement informatique aux noms de codes à la James Bond, comme ISR et Advanced C41, pour illustrer l’avance de leur pays dans ces domaines. La combinaison de ces moyens résultera, prédisent-ils, en un « système des systèmes »[7] qui permet aux pouvoirs civils et militaires américains de recueillir, classer, traiter, communiquer et ordonner de l’information très précise sur des évènements complexes survenus n’importe où dans le monde pour en influencer le cours par la menace. Le cas échéant, ces informations faciliteront le déploiement d’une force de frappe militaire bien ciblée.
Les experts donnent l’exemple de la Guerre du Golfe, en 1990, en Irak. La cueillette de l’information peut fort bien être faite par les moyens propres à l’État et ses agences de renseignement. Mais à l’heure où les satellites commerciaux et les réseaux de communication comme Internet peuvent diffuser des images et des renseignements avec une précision et une rapidité que seules les superpuissances pouvaient se payer il y a quelques années à peine, les États ne se priveront pas de ces sources civiles d’information. Lorsque le journal parisien Libération a ouvert son site Web, il y a quelque temps, vous savez qui en fut le premier visiteur ? La CIA.
Si la cueillette et l’analyse de l’information est une arme, sa diffusion en est une autre. Celle-ci fait partie de ce que Nye appelle « soft power », la puissance douce, définie comme la capacité d’atteindre les objectifs de la politique étrangère par l’incitation et la force d’attraction des idées et du mode de vie américain plutôt que par la coercition. L’idée, c’est donc d’utiliser divers moyens diplomatiques et médiatiques de diffusion de l’information pour enraciner l’idéologie, les valeurs, la culture, le modèle économique, le modèle institutionnel et les mœurs politiques américains à travers le monde[8].
Le pouvoir des bureaucrates
Finance, industrie, forces militaires et diplomatiques, la quatrième classe qui tire une puissance nouvelle des réseaux électroniques est la bureaucratie. Les bureaucraties tirent avantage des nouvelles technologies de l’information. Certes, les nouveaux systèmes, les inforoutes de la santé, de l’éducation, les services publics disponibles à distance, auront des impacts positifs pour les citoyens. Un jeune de Chibougamau pourra suivre à distance ses cours de baccalauréat en génie offerts par l’Université de Montréal. Le patient de Sept-Iles pourra bénéficier des conseils d’un endocrinologue de Québec par consultation virtuelle grâce à la transmission en temps réel du résultat de ses examens de laboratoire par l’inforoute. L’information gouvernementale peut devenir par ces moyens, plus rapidement accessible.
Mais les administrations publiques déploient des réseaux électroniques avant tout pour épargner de l’argent et exercer des contrôles plus rigoureux. Pour ce faire, elles colligent et traitent les informations personnelles de chaque personne sous son autorité.
Progressivement, imperceptiblement, le citoyen peut avoir l’impression de vivre dans une prison sans murs, dont chacune de ces mesures de contrôle représente un barreau, dans laquelle il ne peut échapper à la surveillance. Le Panoptique est le nom donné à la prison imaginée et proposée par Jeremy Bentham dans l’Angleterre du 18e siècle. Conception architecturale et principes d’optique aidant, un seul gardien suffisait pour surveiller tous les prisonniers qui, de leur côté, ne voyaient rien ; ils pouvaient donc se croire tous en permanence sous surveillance. Le philosophe Michel Foucault, dans son ouvrage Surveiller et punir, prétendait que le réseau mondial de communication constituait une manière de Panoptique camouflé, les oreilles de l’État tout puissant ayant accès, par ces moyens de communication, à tous les foyers.
Surveillance par algorhitmes
Ce sentiment de surveillance s’étend au secteur privé. Les inforoutes vont d’ailleurs multiplier la quantité de renseignements personnels en circulation. Les systèmes mis en place pour faciliter les transactions pourront devenir, si l’on n’y prend garde, de véritables systèmes de surveillance.
Les « inforoutes » permettent à des gens d’acheter des biens et des services. Chaque fois que l’usager utilise le système interactif, il laisse une trace et fournit des informations dites secondaires qui dévoilent une partie de lui-même ; il a acheté tel article, loué tel film, transféré telle somme d’argent, fréquenté tel genre de site, joué avec tel jeu ou répondu à un sondage de telle nature. Une fois agglomérés, ces renseignements personnels peuvent révéler le style de vie de l’usager ou ses habitudes de consommation. Ces informations sont convoitées pour servir à des fins de promotion ou de publicité, servir à de la prospection commerciale[9].
Enfin, le cinquième groupe dont la puissance s’accroit avec les « inforoutes », c’est celui des techniciens, des informaticiens, de ceux qui, en somme, définissent, choisissent les techniques et les normes et, par voie de conséquence, modèlent en partie notre existence. Il faut d’abord se rendre compte que dans l’univers des réseaux électroniques, les choix techniques ont parfois le même effet qu’une loi. L’usage répandu des technologies de la communication viendra dans les faits régir les conditions d’exercice des droits civils des citoyens. L’édiction de normes et des règlements échappe de plus en plus au contrôle parlementaire et encore plus à celui du citoyen.
Le pouvoir toujours détenu par les mêmes
Nous avons vu le potentiel de redistribution du pouvoir que recèlent les « inforoutes ». Mais nous avons vu que, pour le moment, ce pouvoir, il reste surtout entre les mains de ceux qui le détiennent habituellement. Financiers, industriels, militaires, bureaucrates et techniciens, qui maîtrisent la technique, possèdent les moyens économiques, ont accès à la propriété des médias, cherchent à coloniser le cyberspace.
Le développement des inforoutes n’est pas différent de celui des autres technologies qui ont eu une certaine importance dans l’histoire, qu’il agisse du téléphone ou de l’automobile. La généralisation d’une technologie suit généralement le même chemin : l’invention, sa croissance, sa normalisation puis la stabilisation de ses usages.
Au début, une invention particulière suscite un grand élan d’enthousiasme et d’imagination. On s’efforce d’explorer son potentiel merveilleux. A ce stade, où dominent les promesses, en succède un autre : c’est celui où, pour faire un parallèle, un père demande à son enfant ce qu’il entend faire sérieusement et réellement de son avenir. C’est la phase de l’essor et de la standardisation de la technologie qui s’insinue dans la vie quotidienne par des usages préprogrammés, excluant l’expérimentation des débuts. Prenez le téléphone, la télévision, la chaîne stéréophonique ou l’automobile. Dès qu’une technologie est universellement acceptée et standardisée, le rapport entre ses produits et ses usagers se modifient. Les usagers perdent de leur importance et leurs besoins ne sont plus le premier souci des concepteurs.
Nous sommes encore, en ce qui concerne les « inforoutes » et l’usage de l’informatique en général, à la première phase, celle de l’engouement et de l’imagination. Il existe donc une possibilité d’influencer le développement de ses usages sociaux. Mais ne nous faisons quand même pas trop d’illusions. Évitons un trop plein d’enthousiasme face au potentiel révolutionnaire du rapport au pouvoir que recèlent les « inforoutes ». Constatons seulement que ces réseaux sont fréquentés principalement par des gens scolarisés et relativement fortunés[10]. Aux États-Unis, l’internaute est un homme blanc. Ne parlons pas du tiers monde. Mentionnons seulement que la moitié de l’humanité n’a jamais téléphoné de sa vie. Alors imaginez les inforoutes chromées. Outre l’argent, le temps disponible pour se consacrer à ce genre d’activité sera une donnée primordiale.
On a toujours besoin de bibliothécaires et de journalistes
C’est ici que je reviens à vous, bibliothécaires, pour dire qu’au-delà de la fascination qu’exerce sur nous ces nouvelles technologies, il importe de préserver les voies traditionnelles d’accès au savoir et au pouvoir. Les taux d’analphabétisme, de technophobie et de handicaps visuels ou auditifs indiquent que de nombreux citoyens n’auront jamais accès aux nouveaux réseaux ou pourraient préférer transiger par d’autres moyens.
Il importe donc, premièrement, de veiller à ce que les moyens d’information existants continuent d’être accessibles. La Commission d’accès à l’information du Québec recommande d’ailleurs que, tout en s’assurant que les « inforoutes » deviennent des passerelles d’accès aux services publics et à l’information gouvernementale, l’État préserve les moyens conventionnels d’accès à l’information, sur papier, sans quoi on risque de créer deux classes de citoyens.
Deuxièmement, les médias traditionnels comme la télévision, la radio, les journaux, dont la qualité et la profondeur sont souvent déficientes, doivent se ressaisir. L’information glanée par le décideur sur l’inforoute, doit devenir accessible par la télévision à celui qui ne fréquente pas le cyberspace. C’est la responsabilité des journalistes et des médias de s’en assurer. À l’ère où l’information nous sort par les oreilles, le rôle de médiation des journalistes est encore plus important qu’il ne l’était : mettre l’information en perspective, vérifier si elle est fondée, expliquer les enjeux, rendre l’information compréhensible et utile en y mettant de l’ordre.
Troisièmement, et dans la même veine, il faut préserver la notion de service public dans les télécommunications, mais aussi, par le soutien actif à des réseaux de bibliothèques publiques où l’on peut, bien sûr, où l’on doit, intégrer les nouvelles technologies. Les bibliothécaires, comme les journalistes, ont peut-être plus que jamais un rôle primordial, celui d’aider les gens à accéder au savoir, à une époque où l’information brute est si foisonnante.
Rénover nos institutions
Quatrièmement, il faut rénover nos institutions démocratiques pour que le citoyen et son représentant, le député, y retrouvent le pouvoir qui devrait être le leur. Car on a beau parler de mondialisation, les décisions se prennent encore dans les parlements ou par les gouvernements nationaux. Si une règle s’applique à l’échelle mondiale, c’est parce que les nations se sont entendues soit pour l’édicter, soit pour laisser s’appliquer.
A l’ère où l’information devient une arme stratégique, les petites nations ont le devoir de s’en emparer afin de se prémunir contre l’hégémonie idéologique et culturelle des grandes puissances militaires et économiques. Elles ont un devoir de réaction. Elles doivent aussi réaliser l’importance de soutenir la recherche scientifique autant que la production et la diffusion culturelle non seulement pour maintenir la diversité mais aussi afin d’éviter de céder à une grande puissance le pouvoir absolu de dicter l’ordre du jour planétaire.
Enfin, cinquièmement, et l’on revient toujours à ça, l’éducation. Comment un analphabète, un décrocheur scolaire, pourra-t-il se débrouiller, avoir au moins un petit peu de pouvoir dans la société de demain, s’il est ignorant. La question n’est pas tellement de savoir s’il saura manipuler les outils informatiques. Mais de savoir s’il pourra décoder la réalité, comprendre les jeux d’intérêt, savoir comment fonctionne le monde pour être en mesure d’agir dessus.
Informé ou diverti ?
Umberto Eco constate qu’il y a 20 ans, on croyait que l’on allait abandonner lecture et écriture au profit de l’image. Mais regardez Internet, si vous ne savez pas lire, vous êtes fichu. Eco craint que demain, il y ait une aristocratie qui se servira d’Internet, et sera bien informée, tandis que le prolétariat regardera la télévision, et sera bien diverti.
La préparation des citoyens à la société de l’information ne se limite pas à une formation technologique, rappelait récemment le Conseil supérieur de l’éducation. Elle appelle le développement de compétences d’auto-apprentissage qui instrumentent pour la formation continue. Elle suppose l’acquisition d’une base de connaissance étendue nécessaire pour comprendre et agir dans un environnement complexe. Le conseil insiste sur l’importance de développer les capacités cognitives supérieures (aptitudes au raisonnement, à la résolution de problèmes et à la planification des actions) et les habiletés sociales (autonomie, capacité de communication et de collaboration). Il faut enfin former les élèves à la sélection et l’analyse critique de l’information, qui se présente aujourd’hui sous la forme d’une montagne inaccessible.
« Nous avons plus besoin de cours de langue adéquats, d’un cycle secondaire revitalisé ou de leçons de philosophie que d’acheter de petits trains électroniques qui amusent journalistes, fonctionnaires et politiciens mais ne répondent pas à des besoins réels, écrit Jacques Godbout. La seule stratégie possible c’est d’investir toujours plus dans l’éducation, car si nous sommes condamnés à devenir des Américains un jour (comme l’affirment les pessimistes), aussi bien devenir des Américains instruits, très instruits ».
Le chroniqueur Pierre Foglia ajouterait que le système éducatif devrait être entièrement tourné vers ceci : former l’homme dans le plombier, au lieu de former le plombier dans l’homme. Il a bien raison. Les « inforoutes » sont un autre changement technologique important pour nos sociétés. Il y en aura d’autres. Il faut préparer les hommes et les femmes à les affronter tous. Ce n’est qu’avec des citoyens instruits que l’on a une démocratie.
[1] Note de l’auteur en 2018 : Je n’avais pas prévu l’invention des tablettes numériques et des liseuses…
[2] Note de l’auteur en 2018 : Aujourd’hui, le débat sur l’utilisation des algorithmes pour sélectionner les informations qui me seront adressées sur les réseaux sociaux comme Facebook, Google ou autres, soulève des inquiétudes quant à la fragmentation de la société en tribus dont les membres se relaient des informations sur les seuls sujets qui les intéressent et des interprétations de la réalité, de l’actualité, de la vie politique, avec lesquelles ils sont tous généralement en accord. Les personnes qui se bornent à fréquenter ces réseaux se privent de points de vue divergents de la réalité.
[3] Note de l’auteur en 2018 : On a beaucoup insisté en 2011 sur l’utilisation qui a été faite par les jeunes contestataires des printemps arabes, dans les pays du Moyen-Orient, pour organiser leurs rassemblements et coordonner leurs luttes. La même chose a été soulignée lors des manifestations étudiantes au Québec en 2012. Des événements spontanés sont convoqués par Facebook. Les médias sociaux et l’Internet sont utilisés par les mouvements terroristes, notamment Daech, pour recruter des adeptes. Les corps policiers et les services secrets ont toutefois appris eux aussi à utiliser ces technologies. On est rarement seul et à l’abri des indiscrétions sur ces réseaux.
[4] Note de l’auteur en 2018 : Aujourd’hui, l’on présente sous l’acronyme GAFAM cet oligopole de géants du numérique : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
[5] Note de l’auteur en 2018 : Eh bien aujourd’hui, ils ont réussi !
[6] Note de l’auteur en 2018 : Incroyablement prémonitoire de ce qui se passe aujourd’hui grâce aux algorithmes !
[7] Note de l’auteur en 2018 : Edward Snowden, sors de ce corps !
[8] Note de l’auteur en 2018 : Aujourd’hui, le groupe armé État islamique (Daech) utilise les mêmes stratégies pour recruter des combattants dans le Djihad.
[9] Note de l’auteur en 2018 : Cette description qui semblait alors presque apocalyptique est devenue la réalité aujourd’hui…
[10] Note de l’auteur en 2018 : Il est vrai qu’aujourd’hui, l’usage des réseaux et des technologies de la communication s’est démocratisé, y compris dans les pays en développement où le téléphone cellulaire s’est répandu. Mais ce mot – démocratisation –, doit être employé davantage au sens d’accessibilité aux outils, essentiellement à des fins de consommation et de transmission de données, captées par ailleurs par les fournisseurs de services qui en usent à des fins commerciales ou de surveillance. Le téléphone dit intelligent est une boîte noire pour l’usager. La convivialité des applications a eu raison des bricoleurs les plus téméraires.