Les orphelins
Ce texte a d’abord paru dans Le Devoir le 5 avril 2014
Je croise depuis quelques jours de nombreux orphelins politiques. Ils iront tous voter. Car ils croient en la démocratie et refusent de s’en laisser exclure par la déception. Mais ils ne se retrouvent pas, ou pas tout à fait, dans l’offre partisane qui nous est faite. Ils exprimeront lundi un message qui pourrait ressembler à un soupir d’insatisfaction.
Les deux partis dominants sont mis en cause au premier chef. Car les deux autres n’ont pas réussi à construire une communauté d’adhérents suffisante pour être reconnus comme une solution de remplacement crédible.
Les orphelins ont le sentiment qu’aucun parti ne propose la synthèse originale qui sied aux priorités de notre époque et à l’identité québécoise telle qu’elle se construit depuis quelques décennies.
J’observe le Québec depuis plus de trente ans et lorsque j’en parle à des étrangers, j’évoque un peuple fier de son identité mais qui se rassemble autour de valeurs civiques fortes. Un peuple ouvert aux influences de cultures diverses et qui s’en imprègne volontiers pour inventer une manière de vivre ensemble unique en Amérique. Mais dans laquelle le français est une langue médiatrice et créative qui nous ouvre tous les continents. Nous sommes nationalistes. Mais notre affirmation nationale est balisée par les règles d’une société de droits réunie par le désir de protéger les libertés.
J’entends une société chanter les vertus de la solidarité, pas toujours pratiquée à la hauteur de ses prétentions, mais qui participe à son identité. S’exprime l’espoir d’une société juste dans laquelle chacun contribue en fonction de ses capacités et reçoit les services que nous avons jugés collectivement nécessaires pour le bien-être de tous. C’est une société qui combat les inégalités mieux qu’ailleurs et qui exècre l’arrogance des riches, même si tout le monde est d’accord pour créer de la richesse.
Je constate au sein de la nation québécoise un fort désir d’expression individuelle. Les dogmes, fussent-ils économiques, syndicaux, gestionnaires ou religieux, ne sont guère prisés. L’autonomie personnelle, la paix de l’âme, la douceur de vivre, sont des objectifs légitimes et partagés qui appellent à une efficacité des services publics, mise au service du bonheur personnel en toute équité, mais aujourd’hui déficiente en regard des attentes.
Je pourrais continuer mais je souligne ce que je crois être un dernier trait commun, lui aussi pétri de contradictions. C’est la volonté d’engager le Québec dans un développement durable, autant pour améliorer la qualité de vie de chacun que pour contribuer à sauver la planète. Les valeurs environnementales sont fortes. Si les comportements ne suivent pas toujours, c’est souvent parce que les administrations publiques et le secteur privé échouent à créer les conditions de leur exercice.
Or dans cette campagne, on nous a offert le choix entre, d’une part, un nationalisme ethnique, frileux, replié sur lui-même, suscitant la haine de minorités religieuses pourtant invitées à s’établir chez nous et, d’autre part, l’absence de nationalisme ou le rejet de l’identité collective comme faisant partie des « vraies affaires ». Lévesque et Bourassa nous ont quittés et leurs descendants renient leur testament.
Nous avons eu droit à d’ostentatoires manifestations de l’arrogance de riches à l’aise avec les paradis fiscaux, avec les primes de départ injustifiables ou avec la possession d’actifs qui mettent leur propriétaire en conflit d’intérêt avec une charge publique. Le 1% au pouvoir ? Les Québécois n’en veulent pas.
Aucun engagement majeur ne fut pris pour faire espérer les réformes nécessaires pour que nos systèmes de santé et d’éducation soient à la hauteur de nos espérances. Tandis que le développement durable fut proscrit du dictionnaire électoral.
J’espère que lundi, le premier ministre issu des urnes, homme ou femme, exprimera devant son peuple, un vœu d’humilité, une promesse d’introspection et une volonté de se remettre à l’écoute de la population avant de mettre en œuvre des décisions avec lesquelles, de toute manière, la majorité aura exprimé son désaccord en votant pour d’autres partis. Cette campagne nous a tous fait mal. Nous aurons besoin d’une période de guérison. De nous retrouver comme collectivité vibrante et unie. Ce sera très difficile mais je ne pourrais vivre sans espérer.