Lendemain de veille : pour un nouveau contrat social
Ce texte a été prononcé le 5 septembre 2012, au lendemain des élections provinciales québécoises, lors de la séance d’ouverture de l’Assemblée mondiale de Civicus, un congrès international réunissant quelque 650 délégués de 100 pays représentant des organisations de la société civile, tenue pour la troisième année consécutive à Montréal et dont l’Institut du Nouveau Monde était co-hôte. Civicus est l’Alliance mondiale pour la participation citoyenne. Le soir des élections, un homme avait tiré en direction de la nouvelle première ministre du Québec qui s’adressait à ses partisans. Un homme est mort et un autre fut gravement blessé.
C’est la troisième année que j’ai le privilège de vous souhaiter la bienvenue à Montréal pour ce rendez-vous mondial de la société civile. C’est réconfortant de vous voir tous ici. Car je sais que vous êtes tous des messagers de justice et de paix. Et ce matin, ici, au Québec, à Montréal, nous avons besoin de ce réconfort. Nous avons besoin de méditer sur la justice et sur la paix. Nous avons besoin de paix. Nous avons besoin de retrouver confiance.
Montréal est l’une des villes les plus sécuritaires en Amérique du Nord. La société québécoise est une société tolérante et pacifique. Mais hier soir, un homme est mort. Cet homme est mort sous les balles d’un tireur qui s’est introduit dans une salle où se déroulait un événement politique de grande importance. C’était jour d’élection hier, ici au Québec. Dans cette salle, la nouvelle première ministre élue donnait son discours de victoire. Un discours justement empreint de paix. Un appel au dialogue et à la collaboration entre Québécois profondément divisés par ce scrutin.
Pour la première fois, une femme était élue à la tête du gouvernement. Cela représente une formidable victoire pour la cause des femmes de voir l’une d’entre elles accéder aux plus hautes fonctions dans une démocratie. Eh bien tandis qu’elle s’adressait à la foule de ses partisans, le tireur a tenté de s’introduire dans la salle avec une arme. Il est resté sur le seuil de la porte située derrière la scène et a tiré. On ne sait pas s’il avait l’intention d’attenter aux jours de notre nouvelle première ministre. Mais il a fait feu sur deux personnes qui se trouvaient à quelques mètres d’elle, et l’une est décédée.
On ne connaît pas non plus avec précision les motivations du tueur. Étant emporté par les policiers, il a crié des mots qui auraient pu laisser croire que son geste était motivé par des opinions politiques liées au projet, porté par le parti vainqueur des élections, de faire du Québec, cette petite nation francophone d’Amérique, un pays souverain. Nous ne savons pas non plus s’il était sain d’esprit.
Nous ne sommes pas habitués à ce genre de violence. À ce genre de haine exprimée avec force. Ce genre de chose ne devrait pas se produire dans une société démocratique comme la nôtre.
Les élections qui ont eu lieu hier arrivaient au terme d’une année mouvementée pour les Québécois. Une année marquée par une crise sociale, par un conflit sans précédent déclenché certes par des grèves étudiantes contre une hausse des droits de scolarité universitaire décrétée par le gouvernement mais envenimée par l’attitude de ce même gouvernement.
Le mouvement étudiant s’est révélé être d’une puissance extraordinaire. Ce fut un superbe mouvement de société civile. Quelque 200 000 personnes manifestaient dans les rues le 22 de chaque mois pendant l’hiver et le printemps dernier, à Montréal, une ville d’un million d’habitants. Le gouvernement a pris ce mouvement de front. Il a méprisé les étudiants. Il a traité les manifestants avec arrogance. Il a refusé le dialogue. Il y eut des violences policières auxquelles ont répliqué des petits groupes de manifestants minoritaires. Un étudiant a perdu l’usage d’un œil. Le gouvernement a laissé pourrir le conflit et a suscité au sein de la population des désaccords, des divisions, de la peur, de la haine. Jamais la société québécoise n’avait été divisée comme elle l’a été cette année. La tension était palpable. On l’a ressentie, dans bien des familles, jusques autour de la table à manger.
La société était divisée sur une question d’ordre social, sur une question de justice fiscale et sur l’accès à l’éducation. Mais aussi divisée sur un style de gouverne. Il y avait ceux qui prônaient la fermeté de l’État face à la rue. Et ceux qui appelaient à la médiation, au dialogue, à la négociation avec les organisations étudiantes et avec la société civile.
C’est dans ce climat d’affrontement que les élections ont été déclenchées. Et la campagne électorale a renforcé la division. Le ton était hargneux. De la publicité négative a été utilisée contre des candidats, ce qu’on n’avait jamais vu ici. Les insultes volaient allègrement. Tous les coups bas étaient permis.
En fait, depuis quelques années, la société québécoise se fracture. Comme le reste du monde. Comme votre monde à vous, sans doute. La droite y a fait des progrès ainsi que l’individualisme. Les inégalités sociales s’accroissent. Les politiques fiscales sont plus régressives, favorisant les riches, pénalisant la classe moyenne endettée. Des animateurs de radio que l’on appelle les radios poubelles distillent la haine contre les artistes, contre les écologistes, contre les féministes, contre les étudiants, contre les immigrants. Des criminels ont pris le contrôle d’une partie de l’industrie de la construction. Des firmes d’ingénieurs et des bureaux d’avocats ont financé généreusement la caisse électorale du parti au pouvoir dans l’espoir de retours d’ascenseur. Une commission d’enquête sur la corruption démarre ses travaux dans quelques jours.
La société québécoise est divisée et elle a perdu confiance non seulement envers son gouvernement mais envers elle-même.
Hier, 70 % des électeurs ont voté contre ce gouvernement. Le taux de participation a bondi de 17 %, ce qui dénote une réelle volonté de changement. Une femme a été élue première ministre et un homme s’est introduit dans la salle où elle livrait son discours avec une arme à la main.
Vous comprenez que je sois encore sous le choc. Et je vous raconte ceci pour que vous compreniez ce qui se passe chez nous au moment où l’on s’apprête à discuter ensemble d’un nouveau contrat social.
Car la division qui frappe le Québec frappe le monde entier. L’égoïsme, les intérêts privés, la soif du pouvoir, l’appât du gain, mais aussi la peur de l’autre, semblent partout l’emporter sur la générosité, sur le bien commun, sur le dialogue, sur la participation citoyenne et la concertation, et sur la justice sociale.
Notre mouvement, ce mouvement de la société civile représenté par Civicus à l’échelle mondiale, travaille pour contrer cette dérive. Et ce matin, je suis déchiré quant à l’attitude à adopter.
D’un côté, c’est dans ma nature, je voudrais me référer aux Ghandi, aux Mandela, aux Martin Luther King. Je voudrais préconiser le dialogue, la paix et l’ouverture à l’autre. De l’autre côté, j’ai envie de partir en guerre, de pourfendre tous les créateurs d’injustice. Non seulement les dénoncer mais les combattre.
C’est le dilemme qui est le nôtre. Pour avoir la paix et la justice, nous voulons employer des moyens de paix et de justice. Nous croyons dans le dialogue. Et on peut constater des progrès dans l’humanité. Nous sommes là à souhaiter un nouveau contrat social. Nous croyons dans cette relation contractuelle qui lie les hommes et les femmes dans un destin commun.
Mais nos adversaires sont puissants, n’ont guère de scrupules et ne croient pas dans ce en quoi nous croyons. Alors la tentation est forte d’employer les mêmes moyens qu’eux. D’agir avec mesquinerie et lâcheté, d’écraser ceux qui ne pensent pas comme nous. Voire de désobéir aux lois. Dans certains contextes, de prendre les armes. Dans des pays arabes, des jeunes se sont immolés. Les peuples ont pris la rue.
Et nous, nous de cette société civile organisée, policée, civilisée, enregistrée en bonne et due forme aux Nations unies, constatons avec stupeur la perte du pouvoir que nous croyions détenir. On l’a vu à RIO + 20 de quel pouvoir nous disposions.
C’est pour cela que je suis réconforté par votre présence aujourd’hui à Montréal. J’espère que cette présence veut dire que malgré les difficultés, ni nous ne baisserons les bras, ni nous n’emploierons les méthodes de nos adversaires. Nous allons continuer de croire dans l’éducation, dans le dialogue, dans la concertation entre les acteurs de tous horizons qui sont de bonne volonté et veulent agir de manière responsable pour l’humanité.
Nous allons continuer de croire. Nous allons continuer d’avoir confiance. Confiance dans les humains que nous sommes, égaux mais différents. Confiance dans notre capacité de surmonter ces différences, de nous rassembler pour atteindre des objectifs plus grands que chacun d’entre nous.
Tout cela sans être naïfs. Jamais naïfs. Mais dans la nécessité d’être toujours plus imaginatifs, plus stratégiques, plus efficaces dans nos actions, au-delà des discours que nous tiendrons ici jusqu’à vendredi. Au-delà de notre groupe ici réuni, sommes-nous aussi efficaces que nous devrions l’être à rejoindre les peuples et à comprendre et incarner les aspirations de ces gens qui ne fréquentent jamais les centres de congrès et au nom de qui nous prétendons nous battre ?
Enfin, il faut aussi nous rendre compte de l’importance des États. Car ce sont les États qui, à l’heure actuelle, étouffent les sociétés civiles, leur coupent les vivres, comme ici au Canada, ou adoptent des lois, comme le projet de loi 78 adopté par le gouvernement du Québec dans le cadre du conflit étudiant, qui limitent le droit de s’exprimer.
Beaucoup d’entre nous glorifions la société civile. Nous avons raison. La société civile est un pilier essentiel. Mais nous ne devons pas cependant laisser aux puissances de l’égoïsme et aux intérêts privés monopoliser le pouvoir étatique, être les seuls à briguer les suffrages, à se faire élire pour servir leurs semblables, puis éteindre les aspirations des peuples. Nous aussi devons y être.
Notre rencontre de cette semaine tombe à point nommer. Elle doit servir à rappeler à quel point le dialogue et l’établissement d’un nouveau contrat social sont plus que jamais essentiels si nous voulons réduire l’injustice, combattre la peur et créer les conditions du bonheur pour tous.