Le tabou du pouvoir en participation citoyenne

Ce texte a d’abord paru dans Nousblogue.ca le 9 septembre 2016

Plus on parle de participation citoyenne, moins les citoyens ont-ils l’impression de détenir du pouvoir dans la société.

Le sentiment d’impuissance s’accroît devant la complexité du monde.

Cela constitue un drame pour nos collectivités. Priver les citoyens de pouvoir, c’est priver la société de la capacité d’agir de ces personnes dont l’épanouissement personnel s’en trouve confiné et la contribution à la société abolie.

Longtemps journaliste, je motivais mon action en me rappelant l’adage voulant que l’information, c’est le pouvoir. Le savoir donne à celui ou celle qui le détient un avantage sur les autres, une autonomie, et lui confère un pouvoir d’agir plus grand. Mais un jour à l’Institut du Nouveau Monde, nous avions invité le politicien américain Ralph Nader à donner une conférence en marge de notre école d’été annuelle. Participation is power, disait-il, après avoir ridiculisé le système médiatique américain. Il n’y a pas de pouvoir sans participation réelle à celui-ci. Tu as beau connaître, si l’on te prive de l’accès aux cercles de décision, que pourras-tu changer ?

Voilà pourquoi je consacre ma vie, depuis bientôt 14 ans, à accroître la participation des citoyens à la vie démocratique.

Trois formes de participation citoyenne

L’INM a défini la participation citoyenne par la combinaison de trois formes de participation bien documentées par la recherche : la participation électorale qui consiste à participer au choix des gouvernants ; la participation sociale qui recouvre toutes les formes d’action bénévole et militante au-delà de la famille ; et la participation publique qui inclut toutes les formes de participation à des processus décisionnels publics.

La participation se conçoit en termes de prise de pouvoir sur son environnement (décider, influencer ou mettre en œuvre des décisions qui ont une incidence sur la collectivité). La participation définit la marge de manœuvre dont dispose une personne pour influencer ce qui se passe autour d’elle.

Il y a un bail que plus personne ne s’illusionne sur les limites de la participation électorale. Nous savons qu’un parti politique prend le pouvoir avec une minorité des suffrages. La représentation est déficiente par nature. Les parlements sont en plus dépossédés de leur autorité par le pouvoir exécutif (le conseil des ministres) où règnent en monarques élus le chef et sa cour. Les partis politiques sont des oligarchies. Et puis l’on sait que les plus marginalisés, les jeunes, les pauvres, votent moins et que leur influence dans le choix des gouvernants en est réduite. Voilà qui justifie des réformes électorales comme celle dont on discute au niveau fédéral en ce moment. L’enjeu est celui de l’amélioration de la représentation au parlement. À lui seul, le scrutin proportionnel ne réglera pas le problème. Il peut être un déclencheur.

La participation sociale souffre des préjugés des membres de nos sociétés confortables où l’on déteste la chicane et les conflits. Où une manifestation pacifique est perçue comme un geste de violence. Où le service public est géré comme un commerce. La constitution canadienne est fondée sur le principe « de la loi, l’ordre et le bon gouvernement ». Elle n’est pas fondée sur la liberté, l’égalité et la fraternité. Au Canada, le peuple n’est pas souverain. C’est le parlement qui l’est. La constitution n’est pas neutre. Nous avons inconsciemment intériorisé ses préceptes.

La participation publique devrait normalement permettre de compenser les lacunes des deux autres formes de participation. C’est peu fréquemment le cas.

Les dirigeants politiques répugnent encore à partager avec les citoyens non élus le pouvoir qui leur a été délégué par les urnes. Les experts hésitent à accorder à l’avis des citoyens le même poids que le leur. Et combien de fonctionnaires croient-ils fermement qu’eux seuls détiennent la vérité ?

La participation publique n’a aucun sens si elle ne confère pas du pouvoir aux citoyens.

L’OCDE décrivait en 2002, dans un document portant sur le rôle des citoyens comme partenaires de l’État (et non comme clients), trois niveaux essentiels d’implication des citoyens :
• Information – relation unidirectionnelle, de l’organisation vers le citoyen;
• Consultation – relation bidirectionnelle dans laquelle les citoyens sont invités à donner leur opinion;
• Participation – relation dans laquelle les citoyens sont véritablement impliqués dans le processus de décision et même dans la gestion de l’organisation.

Au bas de l’échelle de la participation

La participation est souvent évaluée selon une échelle qui va de la non-participation (lorsque les citoyens sont informés, voire manipulés) à la participation pleine et entière au processus décisionnel. L’échelle la plus connue et la plus citée est celle élaborée par l’urbaniste américaine Arnstein en 1969. Thibault, Lequin et Tremblay (2000) ont repris une échelle similaire. On trouve dans le niveau de la participation sans pouvoir la communication, le marketing et le sondage, dans la deuxième catégorie du pouvoir d’influence, l’information, la consultation et la plainte et enfin dans la dernière catégorie, la délégation et le partenariat.

Or aujourd’hui, y compris chez nous, au Québec, où l’on se targue d’être à l’avant-garde de la participation citoyenne, la participation n’est permise généralement qu’aux plus bas échelons de l’échelle. Dans la « participation sans pouvoir ».

Fait-on une consultation sur une politique gouvernementale ? Vite un sondage en ligne. En santé, l’on exclut les citoyens ordinaires des instances de décision et l’on abolit les mécanismes de contre pouvoir. Mais l’on accepte volontiers de conférer au patient un statut de partenaire dans son parcours de soins, à titre d’usager, mais jamais au-delà de son cas particulier. La même logique présidait à la volonté d’abolir les élections scolaires. On veut bien des parents dans des comités au titre de clients de l’école publique, mais on ne voulait plus des représentants de la population dans des forums autonomes disposant d’une puissance décisionnelle sur un territoire. On a mis les CLD sous tutelle municipale et sorti la société civile des instances régionales de concertation.

À ce jeu, les seuls dont le pouvoir s’accroît sont les technocrates et les bureaucrates que l’on retrouve dans les ministères. Eux savent. Et n’ont pas besoin de nous pour décider. Voilà l’une des conséquences de la Nouvelle Gestion publique.

Plus une activité participative s’approche du pouvoir, plus elle stimule la participation des citoyens. Plus un citoyen a eu l’occasion de participer au pouvoir, de participer à des décisions concrètes qui trouvent leur application dans une organisation ou dans la société, plus ce citoyen est stimulé à participer, à prendre des responsabilités et à assumer du leadership. La participation stimule la participation. Le pouvoir en est la récompense.

Arnstein, S. R. (1969). « A Ladder of Citizen Participation », Journal American Institute of Planners, vol. 35, no 4, p. 216-224.
Thibault, A., M. Lequin et M. Tremblay (2000). Cadre de référence de la participation publique (Démocratique, utile et crédible), Québec, Conseil de la santé et du bien-être.