La laïcité à l’épreuve du réel
C’est dans son application concrète, beaucoup plus qu’à travers les débats partisans, que notre compréhension commune du principe de la neutralité religieuse de l’État pourra se clarifier de manière plus utile. La mise en œuvre de la loi 62[1], adoptée en octobre dernier, est justement une occasion de passer de la théorie à la pratique.
Toute réflexion pour encadrer l’exercice de la liberté de conscience requiert une certaine prudence législative et une patience démocratique pour arriver à des résultats tangibles et durables. Il a fallu 45 ans par exemple pour déconfessionnaliser le système scolaire au Québec. En cette matière, prendre son temps est une condition de succès.
Le débat qui nous déchire avec plus d’intensité depuis la fausse crise des accommodements raisonnables de 2007 s’appuie sans doute sur une quête de laïcité légitime mais s’embrouille de considérations qui touchent à notre rapport à la religion tel qu’il a été redéfini durant la Révolution tranquille. Il se heurte à notre rapport confus, teinté de préjugés, avec l’islam, auquel se mêlent des enjeux de sécurité soulevés par le djihadisme depuis le 11 septembre 2001. Enfin, il se fait sur fond du conflit entre droits individuels et identité collective qui hante la petite nation minoritaire que nous sommes. Bref, des enjeux complexes et sensibles qu’on ne règlera pas en un tournemain.
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Les échanges que nous avons depuis quelque temps à ce sujet tournent autour de l’interdiction, pour certaines catégories de représentants de l’État, de porter des signes religieux dans l’exercice de leurs fonctions. Or la neutralité religieuse de l’État est une exigence qui va bien au-delà du caractère hautement symbolique du code vestimentaire. La loi 62 nous offre justement l’occasion d’élargir la discussion aux nombreuses autres manières par lesquelles l’État peut ou doit exercer cette neutralité.
Une première : La loi crée un devoir de neutralité religieuse
Certains experts ont soutenu que la loi se bornait à codifier la jurisprudence applicable. Bref, qu’elle ne changerait rien dans les faits. Je suis en désaccord avec cette affirmation. Car c’est la première fois, avec la Loi 62, que l’Assemblée nationale affirme solennellement la neutralité religieuse de l’État et impose du même coup l’obligation à l’ensemble du personnel des organismes publics un « devoir de neutralité religieuse ».
La loi définit cette nouvelle obligation comme le devoir pour les membres du personnel d’agir « de façon à ne pas favoriser ni défavoriser une personne en raison de l’appartenance ou non de cette dernière à une religion, ni en raison de leurs propres convictions ou croyances religieuses ou de celles d’une personne en autorité ».
Il est vrai que le principe de la neutralité religieuse de l’État est déjà reconnu comme une exigence par la Cour suprême du Canada. En ce sens, ce principe jouit de la protection constitutionnelle de facto. Ce principe peut être invoqué devant les tribunaux afin de protéger la liberté de conscience garantie par les chartes. Mais la loi va plus loin. Elle rend obligatoire des actions, des décisions et l’adoption de règles et de normes.
Tous les organismes publics devront adopter des règles
La loi oblige tous les ministères et organismes publics, les municipalités, les établissements de santé et d’éducation, les sociétés de transport public, etc. à prendre des mesures pour que la neutralité religieuse de l’État soit un fait et non seulement un droit théorique. Il incombe désormais à « la personne qui exerce la plus haute autorité administrative sur les membres du personnel » dans chaque organisme visé par la loi de prendre les moyens nécessaires pour assurer son application.
Aucun délai n’est cependant précisé pour l’entrée en vigueur de cette disposition. On ne précise pas non plus comment le ministère de la Justice, responsable de l’application de la loi, veillera à ce que ces obligations soient respectées. Y aura-t-il des sanctions pour les organismes ou les employés réfractaires et comment celles-ci seront-elles définies, négociées, appliquées ?
Voilà autant de questions qui pourront alimenter les discussions à l’approche des élections du 1er octobre. Cela aurait l’avantage de forcer le Parti libéral à fournir des réponses plus concrètes au sujet de son approche en matière de laïcité, au lieu de se borner à critiquer celles de ses adversaires. Les partis d’opposition aussi devront énoncer leurs perspectives.
Des dispositions particulières s’appliquent également aux garderies et aux centres de la petite enfance afin que l’admission des enfants ne soit « pas liée à l’apprentissage d’une croyance, d’un dogme ou de la pratique d’une religion spécifique ». Le ministre peut, par directive, prévoir des modalités d’application de cet article. Nous les attendons toujours. Encore une fois, ce sujet très concret pourra faire l’objet de débats intéressants pendant la campagne électorale, impliquant tous les partis.
Des règles respectant les particularités de chaque milieu
Cela veut dire que dans les mois qui viennent, les dirigeants de tous ces organismes devront définir, chacun dans son contexte particulier, comment garantir la neutralité religieuse de leur organisation. Incluant les corps de police et la magistrature. Cette réflexion pourra inclure des considérations liées aux vêtements. Ou pas. Mais voilà un exercice qui donnera lieu à des discussions exigeantes, collées à la réalité des différents milieux, mais qui ne peuvent échapper au devoir de neutralité religieuse de l’État. Le sujet deviendra très concret soudainement. Chaque organisation en deviendra responsable.
Pour alimenter leurs réflexions, ces dirigeants pourront s’inspirer du plus récent jugement de la Cour suprême du Canada sur le sujet, en 2015, dans l’affaire impliquant le Mouvement laïque québécois et la Ville de Saguenay au sujet de la récitation de la prière au conseil municipal.
Le principe de la neutralité religieuse de l’État est une exigence découlant de l’interprétation de la liberté de conscience, selon la Cour. L’État a le devoir de protéger cette liberté garantie par les chartes et il ne le pourrait pas s’il favorisait ou défavorisait une religion au détriment des autres. « La poursuite de l’idéal d’une société libre et démocratique requiert de l’État qu’il encourage la libre participation de tous à la vie publique, quelle que soit leur croyance, écrit la Cour. Un espace public neutre, libre de contraintes, de pressions et de jugements de la part des pouvoirs publics en matière de spiritualité, tend à protéger la liberté et la dignité de chacun, et favorise la préservation et la promotion du caractère multiculturel de la société canadienne. »
Interdit d’user des pouvoirs publics pour professer une croyance à l’exclusion des autres
C’est ainsi que, selon la Cour, les représentants de l’État n’ont pas le droit d’user des pouvoirs publics, d’instrumentaliser leur fonction, de façon à promouvoir ou d’imposer une croyance à l’exclusion de celles des autres, pas plus que l’incroyance. Les représentants de l’État ne peuvent pas davantage invoquer la tradition catholique du Québec pour s’arroger ce privilège.
La récitation de la prière à l’ouverture du conseil municipal « constitue avant tout une utilisation des pouvoirs publics par le conseil dans le but de manifester et de professer une religion à l’exclusion des autres », écrit la Cour, ce qui est discriminatoire et contrevient à la liberté de conscience des citoyens qui ne partagent pas la même croyance.
Dans le cadre de cet exercice de réflexion, le Service de police de Montréal, sur la sellette à ce sujet ces dernières semaines, pourra décider par exemple que pour assurer la neutralité religieuse de l’État dans l’exercice de leurs fonctions et ainsi éviter de promouvoir ou de professer une religion à l’exclusion des autres, les agents doivent porter un uniforme exempt de tout signe religieux. Pour le moment, c’est d’ailleurs la règle de l’uniforme qui s’applique. Cette règle se justifie pour des raisons symboliques, certes, liées à l’exercice de l’autorité étatique, mais aussi pour des raisons de sécurité.
Le SPVM pourrait décider du contraire, dans la mesure où il permettrait, sans doute en encadrant cette pratique d’un certain nombre d’adaptations, à toutes les religions de s’exprimer. Si c’était le cas, l’affaire de la prière à Saguenay donne à penser que des non-croyants ou des croyants d’une autre confession pourraient contester ce qu’ils interpréteront comme une instrumentalisation de la fonction d’agent de police pour professer une religion par le port d’un signe religieux ostensible.
Pour le moment, personne ne semble avoir demandé à être exempté de la règle de l’uniforme au SPVM pour des motifs religieux.
On sait qu’une étudiante en technique policière porte le hidjab. Si elle devient effectivement policière et que la règle n’est pas modifiée, elle devra se conformer au règlement. Si elle souhaite porter le foulard, elle pourra demander un accommodement pour motifs religieux. Si cet accommodement lui était refusé (le SPVM devrait alors justifier son refus de manière sérieuse) elle pourrait évidemment contester cette décision devant les tribunaux.
Le droit de poursuivre ses rêves personnels n’est pas un motif d’accommodement
La loi 62 détermine les critères à respecter pour qu’un accommodement soit accordé. Mais la question de savoir si l’interdiction de porter le foulard empêche la jeune femme de réaliser son rêve de devenir policière, comme l’a suggéré le premier ministre Philippe Couillard, n’est pas un critère recevable en vertu de la loi. Plusieurs de ces critères ont été établis par la jurisprudence. Mais la liste est longue.
L’accommodement, dit la loi, doit respecter le droit à l’égalité entre les hommes et les femmes. Il ne doit imposer aucune contrainte excessive eu égard, entre autres, au respect des droits d’autrui, à la santé ou à la sécurité des personnes, au bon fonctionnement de l’organisme, ainsi qu’aux coûts qui s’y rattachent. Cinq critères spécifiques s’appliquent aux demandes de congés. Certains concernent spécifiquement le secteur scolaire, incluant les écoles privées, où un accommodement ne doit pas remettre en question l’obligation de fréquentation scolaire ou les régimes pédagogiques par exemple.
Les tribunaux seront appelés à intervenir jusqu’à ce que le droit soit bien établi
Il est possible et même probable que les tribunaux soient saisis de différentes causes relatives à l’application de cette loi tant que le droit ne sera pas fermement établi en ces matières ou que la société n’aura pas intégré les normes découlant de ce débat public, politique et judiciaire avec sérénité, confiance et un sentiment de justice.
Un dialogue se poursuivrait alors entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif sous le regard des citoyen/nes. Nous n’avons pas fini d’en parler. Mais nous avons, avec cette loi un cadre pour le faire.
Si un nouveau gouvernement ajoute à la loi 62 d’autres obligations, le débat judiciaire n’en sera que prolongé. La loi 62 autorise déjà l’État, au nom de la neutralité religieuse, à encadrer l’exercice de la liberté de religion. Il n’est peut-être pas utile d’en rajouter.
L’État peut ainsi aménager l’exercice des droits et libertés tant que les contraintes imposées se justifient dans une société libre et démocratique, tel que le stipule l’article premier de la Charte canadienne, ou, comme le précise l’article 9.1 de la Charte québécoise, « dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec ».
Pour qu’une mesure restreignant une liberté soit fondée sur le plan constitutionnel, elle doit satisfaire aux critères de l’analyse justificative énoncée par la Cour suprême dans l’arrêt Oakes. Selon cette analyse, il incombe à l’État de démontrer, par une preuve prépondérante, que (1) l’objectif législatif est suffisamment important, c’est-à-dire qu’il se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles, et (2) les moyens choisis pour le réaliser sont proportionnels. Ce deuxième critère exige la démonstration de trois éléments : (i) les moyens choisis ont un lien rationnel avec l’objectif; (ii) ils attentent le moins possible au droit en question; (iii) ils n’empiètent pas sur les droits individuels ou collectifs au point où l’objectif est supplanté par la gravité de l’empiétement.
Testons d’abord l’obligation de services à visage découvert
Je n’ai pas encore parlé de la mesure la plus controversée de la loi 62, son article 10 qui crée l’obligation pour le personnel de l’État d’exercer ses fonctions et pour les citoyen/nes de recevoir des services à visage découvert. À peine trois semaines après l’adoption de la loi 62, l’article 10 faisait déjà l’objet d’une contestation judiciaire. L’article a soulevé également des interrogations sur le plan pratique, par exemple dans les transports publics.
La loi précise que cette interdiction s’impose « afin de s’assurer de la qualité des communications entre les personnes, de permettre la vérification de l’identité de celles-ci ou pour des fins de sécurité ». Dans les faits, tout le monde a compris que l’article aurait pour effet d’interdire le port du tchador ou de la burqa pour les fonctionnaires et pour les usagers des services publics.
Avant d’élargir à d’autres signes religieux, par la loi, de telles interdictions, ne serait-il pas sage de voir le sort qui sera réservé à celle-ci ?
La neutralité religieuse implique pour l’État de ne pas critiquer les religions
Ce débat sur les signes religieux ostensibles en cache probablement d’autres. À certains moments, ce n’est pas de l’attitude de l’État face aux religions dont on discute. Pour certains, c’est le combat contre l’intégrisme islamique qui motive une action. D’autres combattent carrément le rôle des religions. C’est d’ailleurs ce que proposait le Conseil du statut de la femme, dans un avis publié en 2011.
Dans cet avis, le CSF reprenait une proposition qu’il avait formulée en 2007 en faveur de l’interdiction, pour tout le personnel de l’État, de porter des signes religieux ostentatoires. Mais l’ensemble du document descendait en flammes l’ensemble des religions pour leur rôle dans l’infériorisation des femmes. Cet avis, très bien documenté, aurait inspiré le ministre Drainville dans ses discussions préparatoires sur la Charte des valeurs.
Or que l’on soit d’accord ou non avec le Conseil du statut de la femme, son intervention invitait objectivement l’État non pas à agir de manière neutre à l’égard des religions, mais à agir de manière à réduire la place des religions dans la société par le biais d’une action visant l’ensemble de ses employés. En suivant la logique proposée par le CSF, l’État aurait contrevenu au principe de neutralité religieuse en portant un jugement sur les religions et en agissant de manière à réduire leur présence dans l’espace public.
Le combat contre les religions est tout à fait légitime. Mais il faut savoir ce que l’on veut. Si l’on souhaite la neutralité religieuse de l’État, l’on ne peut pas demander à celui-ci de prendre partie contre les religions. Si l’on souhaite que l’État condamne les religions, alors on ne milite pas en faveur de la laïcité de l’État mais en faveur de la sécularisation de la société.
La société civile peut mener de tels combats. Mais un gouvernement neutre sur le plan religieux, ne le peut pas car il viendrait contredire la protection accordée à la liberté de conscience par la Déclaration universelle des droits de l’Homme depuis 70 ans et par les chartes des droits au Canada et au Québec depuis plus de 40 ans.
Le sondage Léger-INM-L’actualité publié dans l’édition 2015 de L’état du Québec montre entre autres l’existence d’un bloc de 40% de Québécois, toutes générations confondues, pour qui il ne faudrait pas permettre à chacun d’exercer sa religion en toute liberté. Il y aurait lieu de fouiller ce que cache cette réponse. Veut-on revenir aujourd’hui sur cette protection dont l’un des objets est d’éviter la persécution religieuse et assurer la sécurité dans le monde et dans notre propre pays ?
Les religions sont anciennes. Les croyants en ont besoin pour vivre. Elles sont là pour rester. Alors pour faire évoluer notre rapport collectif à la liberté de conscience, il faut, je le répète, faire preuve de patience et de prudence. Nous avons vécu à nos dépens comme société en 2013 la précipitation et l’entêtement. Pourrions-nous sortir de cet épisode ?
Entre société libérale et affirmation nationale
Je ne peux m’empêcher de constater que cette controverse a surgi ces dernières années au moment où l’on ne semble plus savoir que faire de notre nationalisme. C’est comme si l’on avait trouvé, avec la laïcité, un champ de bataille compensatoire maintenant que les fédéralistes abordent la question nationale comme un tabou et que les souverainistes ne se sont toujours pas remis de leur amère défaite de 1995.
Je pose l’hypothèse que lorsque leur sentiment national est mieux affirmé, les Québécois ont plus confiance en eux-mêmes. Conscient de leur identité, leur réflexe minoritaire s’atténue. Ils sont plus accueillants à l’égard de la diversité. Ils intègrent mieux le pluralisme inhérent aux sociétés postmodernes. N’avions-nous pas réglé la question du foulard à l’école dans les années 1990, alors que le mouvement nationaliste québécois était à son apogée, juste avant le référendum, avec beaucoup plus de sérénité qu’aujourd’hui ?
Certes, d’autres facteurs changent la donne. Mais le Québec se porte mieux lorsqu’il sait trouver l’équilibre entre son caractère foncièrement libéral, respectueux des droits individuels et des droits des minorités, et sa conscience nationale ?
La question de la neutralité religieuse de l’État viendra encore hanter, semble-t-il, la prochaine campagne électorale. En 2014, ce débat avait favorisé le Parti libéral. La Charte des valeurs du Parti québécois avait incité les électeurs libéraux à se mobiliser en masse pour barrer le chemin à Pauline Marois. Aux élections fédérales de 2015, la controverse entourant le droit de voter à visage couvert avait mis dans l’embarras le NPD de Thomas Mulcair et fut sans doute l’un des facteurs de sa déroute.
Nous avons une loi à mettre en œuvre. Je suggère, peut-être naïvement, que l’on y concentre nos efforts à court et moyen terme au lieu de chercher la quadrature du cercle dans de nouvelles aventures législatives tout aussi incertaines. C’est à l’épreuve du réel que l’on mesure la qualité des décisions politiques.
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[1] Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes, Lois du Québec 2017, chapitre 19.