La fin de l’utopie citoyenne en santé

Ce texte a d’abord paru dans la revue Le Point en santé et services sociaux, volume 12, no 4, avril 2017.

La plus récente réforme sonne la fin de l’utopie citoyenne dans le domaine de la santé et des services sociaux. C’est le dernier acte d’une série de décisions qui, depuis le début des années 2000 et sous des gouvernements péquistes comme libéraux, ont eu pour effet de diminuer le pouvoir des citoyens et des groupes qui les représentent au sein du système.

Cette orientation est pourtant en contradiction avec des intentions maintes fois réitérées au sein de grands forums internationaux. La Déclaration d’Alma Ata sur les soins primaires adoptée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) affirme que « tout être humain a le droit et le devoir de participer individuellement et collectivement à la planification et à la mise en œuvre des soins de santé qui lui sont destinés »1. La même déclaration précise que l’État doit favoriser au maximum l’auto-responsabilité de la collectivité et des individus, leur participation ainsi que, par une éducation appropriée, l’aptitude des collectivités à participer.

La Charte d’Ottawa2, adoptée en 1986 lors de la première Conférence internationale pour la promotion de la santé, accorde au principe participatif une reconnaissance certaine. La promotion de la santé doit avoir pour but de « donner aux individus davantage de maîtrise de leur propre santé et davantage de moyens de l’améliorer ». À Ljubljana, en 1996, les ministres de la Santé des pays européens se sont entendus pour que l’un des facteurs de succès des réformes de santé soit de « prêter attention à l’opinion et aux choix des citoyens »3. Cela signifie que « l’opinion et le choix des citoyens doivent pouvoir exercer une influence décisive sur la façon dont les services de santé sont conçus et fonctionnent » et que « les citoyens doivent aussi partager la responsabilité de leur propre santé ».

Plusieurs niveaux de participation

Le changement qui s’opère dans notre système n’est pas évident pour tout le monde à cause d’une confusion qui existe à l’égard du concept de participation citoyenne que l’on nomme parfois, par un calque de l’anglais, « l’engagement du public ». L’on confond souvent participation des citoyens aux décisions politiques et administratives qui orientent les choix au sein du système de santé avec d’autres formes de participation bien réelles mais qui sont d’un autre ordre. Toutes ces formes de participation sont pourtant nécessaires.

L’expérience de l’Institut du Nouveau Monde (INM), créé en 2003 à Montréal pour accroître la participation des citoyens à la vie démocratique, a permis de constater un engouement certain pour des formes diverses de participation. Parmi les conclusions d’une démarche consultative sur la santé organisée par l’INM en 20054, les citoyens demandent que leur soit confiée une plus large part de responsabilité dans la santé, de la prévention jusqu’aux soins de fin de vie. Ils souhaitent dépolitiser le système de soins en réduisant le poids du ministère et des agences régionales, mais le repolitiser autrement en faisant, au sein des instances de gouverne, une place plus grande aux citoyens.

Selon Angela Coulter, « l’engagement du public » se définit comme « la relation entre les patients et les pourvoyeurs de soins lorsqu’ils travaillent ensemble pour promouvoir et soutenir la participation active des patients et du public en faveur de l’amélioration de la santé et des soins de santé et pour renforcer leur influence sur les décisions relatives aux soins de santé aussi bien à l’échelle individuelle que collective »5.

Même si elle utilise le mot patient plutôt que celui de citoyen, Coulter6 rappelle que celui-ci jouera au 21e siècle plusieurs rôles : décideur, gestionnaire de sa propre santé, coproducteur de santé, évaluateur, agent de changement et citoyen. Ces différents rôles se trouvent à la frontière plus ou moins perméable entre la sphère privée et la sphère publique7 de la participation citoyenne. On se trouve dans la dimension privée de la participation lorsque celle-ci est liée à notre expérience comme patient et dans la dimension publique lorsque nous parlons des services et des politiques de santé.

Le citoyen renvoyé à la sphère privée

Or les changements en cours tendent à réduire la participation des citoyens dans ce que recouvre la dimension publique même si certaines dispositions ont tendance à renforcer cette participation dans la dimension privée.

Il existe par exemple dans la plupart des systèmes de santé des mécanismes de protection des droits des patients qui permettent, bien entendu, à des personnes ayant eu recours aux services de santé d’obtenir réparation si leurs droits ont été bafoués, s’ils ont été maltraités ou si des erreurs ont été commises par les professionnels. Au Québec, des Centres d’assistance et d’accompagnement aux plaintes (CAAP) offrent leurs services aux patients lésés. De même, des comités des usagers regroupent les patients au sein des établissements et offrent des services d’accompagnement à ceux qui en ont besoin.

Ces structures servent d’interface entre le système et les patients. Il arrive qu’au terme d’un processus de plainte, des correctifs soient apportés aux dispositifs cliniques ou administratifs dont l’ensemble des patients pourront bénéficier. De même, les officiers de certains comités des usagers construisent avec les dirigeants des établissements une relation qui leur procure une certaine influence en faveur de la qualité et de la sécurité des soins localement. Le regroupement provincial de ces comités se donne d’ailleurs comme mission d’assumer un certain leadership à cet égard.

Ces comités n’ont toutefois aucun mandat spécifique quant à la représentation des citoyens en général à l’égard des choix politiques et administratifs qui affectent le système de santé et de services sociaux.

En parallèle, le concept de « patient partenaire » fait son chemin au sein des facultés de médecine et des ordres professionnels. L’idéal du partenariat est souvent décrit ainsi dans diverse publications : « Le patient partenaire est une personne progressivement habilitée, au cours de son cheminement clinique, à faire des choix de santé libres et éclairés. Ses savoirs expérientiels sont reconnus et ses compétences de soins développées par les intervenants de l’équipe clinique. Respecté dans tous les aspects de son humanité, il est membre à part entière de cette équipe pour les soins et services qui lui sont offerts. Tout en reconnaissant l’expertise des membres de l’équipe, il oriente leurs préoccupations autour de son projet de vie et prend part ainsi aux décisions qui le concernent. »

La réforme ne change pas grand chose à ces deux types de participation, sinon que le nombre de comité des usagers a été réduit avec le nombre d’établissements, ceux-ci étant passés de 182 à 34 pour couvrir l’ensemble du territoire du Québec.

Moins de pouvoirs sur les enjeux politiques et administratifs

Cependant, celle-ci affecte le pouvoir des citoyens sur les enjeux politiques et administratifs du système. Un des effets de la réduction du nombre d’établissements est de réduire le nombre de conseils d’administrations d’autant et, donc, le nombre de citoyens à occuper un siège à cette instance de gouverne. Quelque 3000 postes d’administrateurs d’établissements ont ainsi disparu, autant de citoyens engagés en faveur du système public de santé et de services sociaux ainsi démobilisés.

Les agences de santé et de services sociaux sont également abolies. Ce sont les centres intégrés ou les centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CISSS ou CIUSSS) qui assument désormais l’intégration des services sur un territoire donné, parfois aussi grand qu’une région administrative.

Un siège au conseil d’administration de chaque CISSS est réservé à un représentant du comité des usagers sur un total de 17 membres. Les autres membres du conseil sont des professionnels (médecins, pharmacien, infirmière) oeuvrant au sein de l’établissement en plus de neuf membres indépendants nommés par le ministre en fonction d’un profil de compétences établi par la loi. L’un d’eux doit détenir une compétence en comptabilité, un autre en éthique, en santé mentale ou auprès des groupes communautaires, par exemple. Le Président-directeur général de l’établissement occupe un siège8.

Bien entendu, toutes les personnes désignées par le ministre sont des citoyens. Mais elles ne sont pas sélectionnées à ce titre. Elles le sont sur la base de la compétence qu’elles apportent. C’est la logique de l’expertise qui l’emporte sur la logique citoyenne qui dominait autrefois alors que l’on retrouvait au sein des conseils d’administration des représentants de la communauté dont de simples citoyens élus par leurs pairs.

Peu d’autres instances participatives formelles existent au sein du système de santé et de services sociaux. L’une des rares était sise au sein de l’institution du Commissaire à la santé et au bien-être, sous la forme d’un forum de citoyens. L’abolition de cette structure a été annoncée le printemps dernier à l’occasion de la présentation du Budget. Il appert que le mandat du Commissaire serait renvoyé au moins en partie à l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS). Au moment d’écrire ces lignes, aucun changement législatif formalisant ce changement n’a encore été rendu public.

Lors de l’adoption de la réforme de 1993, le ministre de la Santé et des Services sociaux de l’époque, M. Marc-Yvan Côté, proclamait non sans fierté que désormais, le citoyen serait au cœur du système et invitait les citoyens à occuper cette place. Les temps ont bien changé.

L’évolution du système à cet égard se confond avec le déclin de l’idée de la régionalisation9. Au début des années 1990, les anciens conseils régionaux de la santé et des services sociaux ont été remplacés par des régies dotées de réels pouvoirs de décision et d’une structure de gouvernance participative. L’autonomie régionale a été remise en question dès la décennie suivante. Avec l’adoption en 2001 de la Loi 28 les PDG des agences ainsi que les membres des conseils sont désormais nommés par le gouvernement. Après les élections de 2003, les régies sont remplacées par des agences, qui seront donc abolies dix ans plus tard. Alors ministre de la Santé et des Services sociaux, Philippe Couillard procède dans la foulée à la fusion des hôpitaux, des CLSC et des CHSLD en CSSS. La réforme dirigée par le Dr Barrette complète cette opération.

La gestion axée sur les résultats

La transformation de la gouvernance en santé a suivi la même tangente que celle de toute la fonction publique québécoise depuis, en fait, la fin des années 1980. Deux tendances sont à l’œuvre : l’exclusion de la société civile et des citoyens des instances de concertation, celles qui avaient si bien caractérisé ce que l’on appelait le « modèle québécois » et la lente érosion du palier régional de gouverne du territoire. Nous assistons depuis 30 ans à une recentralisation des pouvoirs aux mains du gouvernement qui a progressivement mis en place dans tous les domaines de l’administration publique la « gestion axée sur les résultats » (GAR), inspirée par la doctrine de la Nouvelle Administration publique formalisée en 2000 par l’adoption, sous un gouvernement péquiste, du projet de loi 82 sur l’administration publique.

Cette transformation a pour effet de définir au niveau central (le ministère) des objectifs et des résultats à atteindre par des administrations locales (les CISSS et les CIUSSS) imputables non pas auprès de leurs communautés locales ou régionales, mais auprès du ministère.

La gestion axée sur les résultats n’est pas forcément incompatible avec la participation citoyenne. Dans le domaine de l’éducation, où la même philosophie de gestion est en vigueur, les commissions scolaires ont préservé des pouvoirs et des responsabilités pour lesquels ils sont imputables auprès de la population qui élit les commissaires scolaires.

Cette « injonction paradoxale », pour reprendre l’expression du professeur Guy Pelletier10, place les gestionnaires et commissaires scolaires dans une situation ambiguë entre deux axes. Le premier est horizontal, démocratique, communautaire et se veut participatif, ouvert aux différents membres de la communauté scolaire par une gestion décentralisée et une volonté d’accroître la mobilisation des uns et des autres. Le second, vertical, se caractérise par des encadrements hiérarchiques de plus en plus prégnants en raison de la mise en place d’une contractualisation par les résultats et la multiplication des mécanismes hiérarchiques de contrôle.

Le système de santé et de services sociaux est appelé à redéfinir l’axe horizontal de sa gouverne, celui centré sur les relations entre l’établissement et sa communauté.

Des modalités favorables à la participation

Contandriopoulos a identifié certaines conditions institutionnelles plus favorables à une coopération entre citoyens, groupes organisés et institutions. « Ces conditions doivent inclure une définition précise des participants visés et tenir compte du fait qu’aucune méthode ne permet de se passer de représentation ». Le chercheur suggère d’adopter des structures de participation visant des groupes plus petits, plus ciblés et plus intéressés. « Que ce soient les usagers, les patients, les professionnels, les employés ou autres, plusieurs groupes peuvent avoir des intérêts directs à participer. En mettant en place de telles initiatives, il est possible de contrôler explicitement une partie des conflits d’intérêts existants »11.

Le Conseil des citoyens du National Institute for Health and Clinical Excellence (NICE) mis sur pied en 2002 en Angleterre, est souvent cité en exemple. Trente citoyens sont chargés de délibérer sur des enjeux sociaux et éthiques afin de guider les recommandations de l’Institut12. « Ce forum a permis de valoriser la contribution unique des citoyens dans un secteur qui fut longtemps la chasse gardée des experts biomédicaux et des économistes de la santé »13, relate Gauvin. Un Conseil des citoyens a été constitué en 2008 en Ontario (25 participants) dont le rôle était de conseiller le ministre de la Santé quant aux implications sociales des politiques et priorités liées aux médicaments14.

Au Québec, le Forum de consultation du Commissaire à la santé et au bien-être a été créé en 2008. Composé de 18 citoyens et neuf experts il donne des avis au Commissaire. Hybride, le forum est original en ce qu’il permet un dialogue entre experts et citoyens et favorise le croisement de savoirs expérientiels avec les savoirs techniques pour offrir une vision nouvelle des enjeux de santé et de bien-être15.

Les processus délibératifs, comme les jurys de citoyens, les conférences de consensus ou les scrutins délibératifs, sont de plus en plus utilisés pour impliquer les citoyens et d’autres parties intéressées afin d’éclairer le processus de développement des politiques publiques et ainsi résoudre des problèmes de santé publique16.

La réforme en cours n’empêche pas le recours à de tels procédés. Les CISSS et les CIUSSS conservent la responsabilité populationnelle sur leurs territoires. Déjà, dans certaines régions, des initiatives sont en cours. L’INESSS vient de lancer un appel de candidatures de citoyens pour siéger au sein de ses comités et conseils.

Maintenant que les infrastructures de participation au sein du système de santé et de services sociaux héritées des années 1970 et 1980 ont été détruites, il nous reste à en reconstruire de nouvelles, mieux instruits que nous sommes par la pratique.

Entre-temps, c’est ailleurs qu’au sein du système que les débats politiques sur les priorités du système vont se faire, au carrefour de l’activisme, de l’idéologie, de la partisanerie et du lobbyisme. Nous avons à réinventer ce que les Français appelle une « démocratie sanitaire » ou une démocratie du bien-être, oserait dire, qui assure que les choix politiques et administratifs sur ce qui représente la moitié du budget de programmes de l’État québécois soient faits de manière ouverte.

1 OMS, Déclaration d’Alma-Ata sur les soins de santé primaire, 12 septembre 1978, document consulté le 3 septembre 2012

2 OMS, Charte d’Ottawa, 21 novembre 1986, document consulté le 3 septembre 2012

3 OMS, Charte de Ljubljana sur la réforme des systèmes de santé, document consulté le 3 septembre 2012

4 Venne, Michel (dir) ; 100 idées citoyennes pour un Québec en santé, Fides, Montréal, 2005, 100 pages.

5 Engaging patients in healthcare. New York: McGraw-Hill Education. 2011 (traduction libre)

6 Coulter, Angela ; Coulter, A. (2002). The autonomous patient: ending paternalism in medical care. Nuffield Trust

7 Wait, S. & Nolte, E. (2006). Public involvement policies in health: exploring their conceptual basis. Health Economics, Policy and Law, 1(2): 149-162.

8 Chapitre O-7.2, Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales

http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cs/O-7.2

9 Martin, Élisabeth et François-Pierre Gauvin ; « La régionalisation : la mort d’une idée ? » dans L’annuaire du Québec 2004, INM et Fides, 2003.

10 Pelletier, Guy ; « La commission scolaire québécoise du passé recomposé au temps présent : analyse et témoignages de pratiques de pilotage
», dans Organisation des systèmes éducatifs, Revue Télescope, vol. 20 no 2, 2014, ENAP, p. 89 à 102. http://www.telescope.enap.ca/Telescope/74/Organisation_des_systemes_educatifs.enap

11 Contandriopoulos, Damien, « La participation publique: définitions, défis et usages » dans Santé, société et solidarité n° 2, 2009, p. 27-32

12 National Institute of Health and Clinical Excellence. Citizens Council. National Institute of Health and Clinical Excellence: http://www.nice.org.uk/aboutnice/howwework/citizenscouncil/citizens_council.jsp

13 Gauvin, François-Pierre, Délibérer pour solutionner des problèmes complexes : Qu’en est-il du monde de la santé?, note de synthèse, McMaster Health Forum, document non daté

14 Ministère de la Santé et des Soins de Longue Durée. Conseil des citoyens. Ministère de la Santé et des Soins de Longue Durée: http://www.health.gov.on.ca/fr/public/programs/drugs/councils/

15 Commissaire à la santé et au bien-être. Forum de consultation. Commissaire à la santé et au bien-être.

16 Abelson, J. Opportunities and challenges in the use of public deliberation to inform public health policies. American Journal of Bioethics, 2009, 9, 24-25. ET Scutchfield, F. D., Hall, L., et Ireson, C. L. The public and public health organizations: Issues for community engagement in public health. Health Policy, 2006, 77, 76-85.