Il manque le tragique

Ce texte a d’abord paru dans Le Devoir le 22 mars 2014

Les grands leaders politiques sont des héros tragiques. Ils ou elles sont de grands metteurs en scène en même temps que les acteurs des premiers rôles du grand jeu de leur époque.

Ce qui les distingue, c’est aussi bien les ambitions qu’ils entretiennent pour leur nation que le contenu de leur politique. C’est aussi un style, une faconde, une conscience sensible de sa propre valeur et du pouvoir de sa parole, le talent d’incarner une génération, de comprendre l’esprit du temps et de le traduire en action politique

Le héros tragique, écrivit Aristote, doit être semblable à nous, mais en plus grand et en plus beau. Un chef, c’est avant tout cela. Quelqu’un qui nous ressemble, mais en plus grand.

Un chef est celui qui sait nous raconter notre histoire pour que l’on ait envie de la croire.

Pour commander à la réalité, l’homme ou la femme politique doit d’abord la connaître, lui obéir, s’appuyer sur elle pour la changer.

Il doit savoir trouver l’équilibre entre l’expression de quelques certitudes tout en restant à l’écoute des doutes ou des peurs de ceux et celles qu’il aspire à gouverner, voire incarner ces doutes, les faires siens et, avec le peuple qu’il met en marche, les dissiper.

Gouverner aujourd’hui ne peut plus se faire d’en haut. L’État est en dialogue permanent avec la société. L’habileté à animer ce dialogue, à mobiliser les forces vives de la société et de forger des consensus, est sans doute l’une des qualités les plus recherchées des leaders contemporains.

Le tragique était absent du débat télévisé des chefs diffusé jeudi soir à la télévision.

Je n’ai vu, chez aucun des chefs, cette force transcendante qui transporterait des montagnes. J’ai vu l’expression de la confiance en soi chez l’un, et l’humilité chez l’autre. Mais je ne les ai pas vues réunies en un seul des quatre personnages qui s’affrontaient devant nous en espérant nous convaincre de leur accorder notre confiance.

Entre la certitude froide exprimée par Philippe Couillard, la bonne volonté affirmée de Pauline Marois, le populisme incarné par François Legault et la conviction militante de Françoise David, s’est perdue la synthèse des besoins et des aspirations du Québec d’aujourd’hui.

Je n’ai pas entendu, dans le cours de cet exercice imposé, l’histoire du Québec vivant, celui du dialogue entre les générations dans une société vieillissante et qui cherchent à se réconcilier et à réconcilier les dimensions du développement durable dans une volonté de créer de la prospérité dans le respect de nos valeurs.

Je n’ai pas entendu non plus cette histoire du Québec qui se bat contre les inégalités et contre l’intolérance. Ni celle du Québec qui affirme son identité dans un monde hostile mais dans lequel tout est désormais possible.

J’ai l’occasion, depuis dix ans, de parcourir le Québec et d’y voir à l’œuvre, à petite et grande échelle, dans l’industrie comme dans les arts, à l’université comme dans les organismes communautaires, des génies de l’innovation, des modèles de bonté, des esprits opiniâtres et persévérants qui n’ont de cesse de chercher pour eux-mêmes, leurs proches et leurs communautés, le meilleur qui soit.

J’ai entendu, jeudi, des bribes de cette histoire, éparpillées entre deux « lignes de com » bien calibrées. Mais je n’ai pas vu le fil rouge qui relierait en une vision forte, unique, mobilisatrice, le récit de nos succès actuels et futurs.

Je n’ai pas vu ce héros tragique, que l’on aime ou que l’on déteste, mais qui donne l’impression d’être comme nous mais en plus grand.

Idéalisme que cela ? Peut-être. Puisqu’il est vrai que ce qui consacre le caractère foncièrement tragique de l’action politique, c’est l’écart entre l’intention exprimée et le résultat probable. En entrant en politique, on n’a qu’une certitude, celle de ne pas pouvoir réussir tout ce que l’on dit vouloir entreprendre.

Le cynisme contemporain tolère mal les visions généreuses, les synthèses exprimées en grandeur et en utopies. C’est pourtant ce qui change le monde.