Élections de 2012 : Le Québec sous tension
Tribune publiée par le journal Le Monde le 13 septembre 2012
Le résultat des élections québécoises du 4 septembre témoigne de vives tensions sociales. La province se fragmente et la composition de l’Assemblée nationale, partagée en quatre groupes parlementaires, pointe l’émergence des nouveaux clivages qui traversent la petite nation francophone d’Amérique du Nord.
Cependant, la décision du premier ministre sortant Jean Charest, défait lors de ce scrutin, de se retirer de la vie politique facilitera la transition. Le désormais ancien chef du Parti libéral (fédéraliste, droite) est tenu par nombre de Québécois comme l’un des grands responsables de la crise sociale qui a secoué la province au cours des derniers mois. La forte participation électorale (trois électeurs sur quatre ont exercé leur droit de vote) s’explique largement par le désir d’alternance après neuf ans de pouvoir libéral.
À la tête d’un gouvernement minoritaire, la nouvelle première ministre Pauline Marois, du Parti québécois (indépendantiste), se voit imposer la tâche collossale de rassembler les Québécois, de ramener la paix dans la province, avant de pouvoir espérer mettre en œuvre les réformes et les projets qui lui tiennent à cœur, dont celui de mener le Québec vers son indépendance.
Population divisée sur deux axes
La situation ressemble à un casse-tête inextricable parce que les divisions s’expriment sur deux axes en même temps. Les Québécois sont partagés, comme toujours, sur la question nationale. Mais leurs différends s’expriment désormais aussi plus que jamais sur un axe gauche-droite auquel ils étaient moins habitués.
À la fin de la campagne électorale, le projet indépendantiste était redevenu l’épouvantail commode brandi aussi bien par le Parti libéral de Jean Charest que par la nouvelle Coalition avenir Québec (CAQ, centre droit) pour apeurer les électeurs fédéralistes et s’attirer leur sympathie. À ce jeu, les libéraux ont gagné, obtenant 4% de plus de suffrages que ce qu’annonçaient les sondages.
Le projet indépendantiste fut décrié comme jamais. Pour ses adversaires, la perspective d’un référendum sur la souveraineté constituait une grave menace à la stabilité économique du Québec en ces temps incertains à l’échelle mondiale. Les quotidiens de langue anglaise, aussi bien à Montréal qu’à Toronto, ont pourfendu le Parti québécois sur cette question. On pouvait lire enre les lignes la haine suscitée par cette idée.
Nationalisme ethnique contre nationalisme civique
Depuis qu’il a perdu le pouvoir, en 2003, le PQ a vu resurgir en son sein un courant de nationalisme ethnique qui avait été jugulé depuis les années 1980 par un nationalisme civique convenant mieux à une société libérale respectueuse des libertés fondamentales et devenue pluraliste sous l’effet de l’immigration.
Or le programme électoral du PQ propose le renforcement des lois linguistiques par l’imposition aux collégiens de fréquenter une institution de langue française (ils sont pour le moment libres de choisir leur langue d’étude). Le parti prévoit la création d’une citoyenneté québécoise qui imposerait notamment la connaissance du français comme critère d’éligibilité à un mandat électif local. Il suggère aussi l’adoption d’une charte de la laïcité qui viendrait encadrer sévèrement le port de signes religieux par les employés du secteur public. Ces propositions sont contestées. Et certains estiment qu’elles sont sources de tensions communautaires.
Une crise sociale révélatrice de nouveaux clivages
À ce clivage nationaliste se superpose désormais un axe gauche-droite qui ouvre de nouveaux champs de bataille. Cette réalité fut fortement exprimée par la crise étudiante qui s’est muée en crise sociale le printemps dernier.
On a pu assister à des manifestations monstres contre la hausse des droits de scolarité et pour l’accès à l’éducation supérieure, encadrées par un dispositif policier impressionnant. On aurait pu croire à un duel entre le peuple et l’État. Mais tout le peuple n’était pas dans la rue. Ces affrontements médiatisés cachaient de très fortes divisions au sein même de la population.
Les étudiants n’ont jamais fait l’unanimité. À ceux qui portaient fièrement le carré rouge en signe d’appui à la cause étudiante, d’autres ont popularisé le carré vert symbolisant un appui à la position gouvernementale et à la fin des grèves dans les collèges et les universités. Le gouvernement a misé sur cette opposition. Il a décidé de prendre le mouvement de front, refusant le dialogue.
Les uns appuyaient la ligne dure adoptée par le gouvernement contre ces « enfants rois » (sic!) qui refusaient de payer leur « juste part » du coût de l’éducation. Les autres prônaient le dialogue, la médiation et la concertation avec les organisations étudiantes et la société civile.
La nation s’est déchirée. Les tensions ont atteint également les familles. Le ton a monté dans les journaux et les tribunes radiophoniques. Des parents se sont adressés aux tribunaux. À des violences policières ont répliqué des groupes minoritaires de manifestants anarchistes.
L’axe gauche-droite dans les urnes
C’est dans ce climat tendu que les élections du 4 septembre ont été convoquées. Le ton est resté brutal pendant la campagne électorale. Les invectives ont servi de discours politique. Le premier ministre sortant accusait sa principale adversaire de représenter le chaos, la rue, les perturbations, tandis que lui représentait la stabilité.
Ces débats en apparence limités à la question étudiante révélaient cependant des clivages plus profonds exprimés par la répartition des sièges à l’Assemblée nationale.
À gauche, on trouve ceux qui ont manifesté aux côtés des étudiants pendant le printemps érable qui maintiennent leur appui à un État providence généreux, une action forte de l’État dans le champ social et économique et l’application des principes du développement durable et de l’écologie dans les champs de l’énergie et des ressources naturelles.
Ceux-là sont naturellement représentés par les deux députés et co-chefs de Québec solidaire (QS), formation née en 2006 de la fusion de plusieurs mouvements et petits partis de gauche. L’appui à QS est toutefois désormais bien plus large que l’auditoire restreint qui constituait son bassin initial de supporters.
La naissance de Québec solidaire, qui entretient également des positions indépendantistes, a tiré la Parti québécois vers sa gauche. Et si le PQ de Pauline Marois reste plutôt centriste, il a fait siennes quelques-unes des revendications de la gauche en promettant, par exemple, l’abolition de plusieurs tarifs, dont la hausse des droits de scolarité, l’augmentation des impôts pour les plus riches et des redevances payées par les compagnies minières.
Une droite décomplexée
À l’opposé, depuis quelques années, une droite décomplexée occupe l’espace médiatique révélant du même coup, certes, la prégnance d’idées conservatrices au sein de la population québécoise, mais surtout une insatisfaction à l’endroit de l’État.
Le vote obtenu par la nouvelle Coalition avenir Québec provient essentiellement des régions où vivent des familles de la classe moyenne insatisfaites des services publics (on attend à l’hôpital, les enfants décrochent de l’école, les transports publics sont inadéquats) et prises à la gorge par des impôts qu’elles jugent toujours trop élevés. Les gains faits par la CAQ le furent au détriment du Parti libéral qui flirte avec la même clientèle.
Les deux blocs de Québécois se rejoignent sur une chose : le sentiment de se faire embobiner par une oligarchie proche du pouvoir libéral, qui profite des contrats gouvernementaux accordés en échange de contributions à la caisse électorale du parti (une commission d’enquête sur la corruption dans l’industrie de la construction démarre ses audiences dans quelques jours). Ils évoquent aussi les privilèges d’une hyperclasse de priviliégiés dont la crise financière mondiale a révélé l’indécence.
Pauline Marois doit maintenant relever le défi de rassembler au milieu des dissensions. C’est à elle qu’incombe la tâche immense de redonner confiance aux citoyens dans la politique, de recoudre un tissu social déchiré et ce à la tête d’un gouvernement minoritaire qui pourrait tomber à tout moment déclenchant des élections anticitpées dans les 18 prochains mois. À défaut d’avoir obtenu par les urnes une majorité parlementaire, la nouvelle première ministre devra susciter l’émergence de consensus à l’extérieur de l’Assemblée nationale par la tenue de sommets, de consultations et divers mécanismes de concertation de la société civile sur lesquels elle pourra ensuite s’appuyer pour rallier les partis d’opposition. Tâche difficile mais possible pour cette femme qui cumule trente années de vie politique.